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Défascination de Beckett

Michel Crépu revient sur son unique rencontre avec Samuel Beckett, le 27 juillet 1982, une occasion pour l’actuel rédacteur en chef de « La Nouvelle Revue française » et l’auteur du « Souvenir du monde » (Grasset, 2011) de revenir également à lui-même et à ce tournant des années 1980.
Michel Crépu
Beckett, 27 juillet 1982, 11 h 30
(Arléa)
Michel Crépu revient sur son unique rencontre avec Samuel Beckett, le 27 juillet 1982, une occasion pour l’actuel rédacteur en chef de « La Nouvelle Revue française » et l’auteur du « Souvenir du monde » (Grasset, 2011) de revenir également à lui-même et à ce tournant des années 1980.

Dans une lettre ou plutôt un mot à Charles Juliet qui date du 1er juin 1969, Beckett lui écrivait : « Bon courage, cher Charles Juliet, éloignez-vous et de mon travail et de vous-même. » Cette lettre se trouve dans le quatrième volume de la correspondance que les éditions Gallimard ont publiée entre 2014 et 2018. Pour se justifier, Beckett précisait qu’il ne pouvait que s’incliner devant la détresse des poèmes que Juliet venait de lui adresser. Il semblerait que nous ayons là une sorte de paradigme. Déjà en 1969, juste avant l’attribution du prix Nobel au mois d’octobre, Beckett exerçait une fascination paralysante que Juliet a relatée plus tard, en 1986, dans Rencontre avec Samuel Beckett (Fata Morgana).

Crépu à son tour tente d’approcher autrement Beckett, de « monter sur le ring », dit-il étrangement. Comme Bram Van Velde avait servi pour Juliet d’intercesseur, Robert Pinget proposa un jour à Crépu d’écrire à Beckett. Les circonstances sont assez simples. Crépu, qui s’apprête à fêter son vingt-huitième anniversaire, traverse une période d’incertitude quant à son avenir. Il est en train de rédiger un mémoire de maîtrise sur Beckett en relation avec la peinture de Bram Van Velde. Mais il ne s’agit que d’un prétexte. La raison principale est qu’il veut serrer la main de Beckett parce qu’il avait serré la main de Joyce. « En matière de littérature, écrit Crépu, je crois aux fluides, à une logique merveilleuse de la transmission. » 

La rencontre en soi, au légendaire bar de l’hôtel PLM boulevard Saint-Jacques, n’est pas comparable, par exemple, à L’Amitié de Beckett d’André Bernold (Hermann, 1992). On sait que Beckett, à la fin de sa vie, à l’écart de l’actualité, répondait toujours avec beaucoup de générosité à ceux qui le sollicitaient. Worstward Ho (Cap au pire), Catastrophe, un « dramaticule » qu’il dédie à Václav Havel, Nacht und Träume (une pièce pour la télévision) ou Rockaby (Berceuse) sont les œuvres sur lesquelles il travaille durant l’année 1982, et Crépu a le sentiment de rencontrer quelque chose comme le dernier des écrivains ou de rejouer la rencontre avec le grantécrivain. Il assume sa manière nostalgique de situer le moment, de se situer à ce tournant des années 1980 en arrivant « un peu tard », à une époque où « il n’y avait pas de morts », remarque-t-il. « J’arrivais un peu tard, mais j’arrivais quand même. L’été avait eu lieu, les feux avaient brûlé, mais on ne rangeait pas encore. Il y a un intervalle, entre la fin de l’été et le début de l’automne et j’avais pu me garer là, face aux derniers brasiers. » Il est vrai que passer de Beckett à l’affaire Fillon (Un empêchement, Gallimard, 2018) ou à un entretien avec Emmanuel Macron (La Nouvelle Revue française, no 630, mai 2018) ne relève pas de l’évidence. 

Crépu, qui est un observateur entêté de la scène ou de la mise en scène contemporaine (en témoigne son Journal littéraire), commence par dire qu’il est impossible de parler de Beckett, pas de Beckett en lui-même, de ce que Beckett a écrit. Il s’y essaie pourtant : « La surface beckettienne : un endroit élémentaire où tout est absolument. À bas le deuxième rang et ses demi-teintes. Vive la chose muette comme une bouteille de Morandi qui a l’air d’un phare au milieu de l’océan. Et encore, Morandi émane d’un arrière-pays mélancolique, étranger à l’arbre célibataire de Godot, qui a perdu son arrière-pays depuis longtemps. L’arbre Beckett se tient dans l’air, tel quel. Il n’arrive pas de quelque part, il est simplement là. Moins du reste par héroïsme du tragique que par goût de la distraction pascalienne : seule une vraie expérience de la nudité, du non-recours, fait monter à la surface le théâtre qui dit la vérité. »

À force de batailler sur son ring contre ses moulins à vent, on entend que Crépu a lu Beckett et qu’il peut maintenant, sensible à son humour pince-sans-rire, le tenir à distance, s’éloigner et de son travail et de lui-même. Ainsi, plus encore qu’un portrait de Beckett, derrière ce laconique « 27 juillet 1982, 11 h 30 », on découvre que la ressemblance entre Beckett et un grand-père mécanicien d’avion a pu influer sur sa lecture ou que nos lectures empruntent des détours inattendus. « Écrivant un livre sur Beckett, je trace aussi le portrait de l’homme qui a été le père de mon père. Un homme d’inquiétude, métaphysique à sa façon, avec son couteau et son panier de pinard. » De même, Crépu rend hommage à son professeur Bruno Vercier qui faisait cours à l’université Paris-III sur L’Innommable, un livre qui a durablement tourmenté sa jeunesse. Mais on découvre surtout (la dédicace le souligne) un autre intercesseur, le père Marie, moine à l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire : « Le jour où eut lieu cette rencontre avec Beckett, je n’oublie pas que j’avais prévu d’aller m’enfermer quelque temps à l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire… »

Saint-Benoît-sur-Loire, la beauté de la Loire, le grégorien, Max Jacob, L’Innommable, les séances exégétiques de lectio divina avec le père Marie sur L’Innommable… Le livre se transforme imperceptiblement en un Portrait of the Artist as a Young Man « Histoire d’un jeune homme qui voulait se faire moine tout en restant écrivain », traduit Crépu non sans ironie en tirant Beckett du côté de Port-Royal et du xviie siècle. « Quand j’ai lu la trilogie Molloy, Malone, L’Innommable, je n’étais pas capable de sentir à quel point tous ces grotesques n’étaient rien d’autre que des clones de l’économie mystique en provenance du xviie siècle. » Et un peu plus loin : « Beckett ne s’y est pas trompé, le joycien qu’il est resté jusqu’au bout, y compris (et surtout) en prenant à rebours l’apothéose polyphonique joycienne, a bien vu quel or il allait extraire de tels débris [ceux du XVIIe siècle]. Qu’il valait mieux faire avec ces débris, dix fois plus étincelants que les exercices de la modernité gymnique. »

Pour finir, Crépu se demande à partir de quand sa dévotion pour Beckett a flanché. Il est légitime qu’il se le demande, qu’on se le demande. Personne ne peut « rater mieux » que Beckett. Et serrer la main de celui qui a serré la main de Joyce ne suffit pas. Il a fallu donc apprendre à Crépu à « en avoir marre », à entrer seul dans la « défascination » de Beckett. « Beckett me poussait lui-même à cela, mais c’était à moi d’entrer seul dans la défascination. »

Jean-Pierre Ferrini

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