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Gilles Ortlieb. Pour une littérature orpheline

Après l’entretien avec Éric Dussert (no 1242), revenons à Gilles Ortlieb à l’occasion de quelques parutions et du dossier que la revue Europe lui consacre.
Georges Séféris – Gilles Ortlieb (Revue Europe, n 1115, mars 2022)
Heures de Paris. Les nouvelles minutes parisiennes (1900-2022). Tome II, collectif (La Bibliothèque)
Gilles Ortlieb
La nuit de Moyeuvre (Le Temps qu'il fait)
Après l’entretien avec Éric Dussert (no 1242), revenons à Gilles Ortlieb à l’occasion de quelques parutions et du dossier que la revue Europe lui consacre.

Gilles Ortlieb est un écrivain qui sait porter une attention toute particulière à ce qui l’entoure. Il le révèle, le relève en le faisant entrer dans sa langue, ou en français dans le texte. Il ne s’agit pas d’enregistrer, de consigner ce qu’on observe, mais de l’écrire. Le motif ne suffit pas. Il faut le retour dans l’atelier, la façon dont le langage travaille la mémoire des choses vues, entendues, agrandit des détails insignifiants, minuscules, l’inaperçu selon Jacques Réda. La fiction réside dans l’imaginaire ou dans la courbe syntaxique, l’inflexion de la phrase et des mots qui la composent. La prose est « poétique » comme les poèmes qu’écrit Gilles Ortlieb sont « prosaïques ». Il y a un chiasme qui permet de passer de l’un à l’autre, de se déplacer entre les mondes, de les enjamber.

Le constat généralement fait lorsqu’on cherche à situer cette œuvre est qu’elle est plurielle, qu’elle se conjugue à partir de différents points de vue qui finiraient tous par converger vers une même exigence de la littérature. On distinguerait deux côtés que déterminent plus ou moins les aléas biographiques : le Luxembourg et les territoires limitrophes que Gilles Ortlieb arpentait alors qu’il exerçait le métier de traducteur pour l’Union européenne ; la traduction d’auteurs grecs après des études à l’Inalco. La lumière du Nord qui éclaire le « côté Luxembourg » semble extérieure, venir éclairer ces contrées étrangères qui voisinent le « petit-duché » que Gilles Ortlieb appréhende presque en anthropologue imprimant à son écriture un objectivisme oxymorique, à la fois métallique et mélancolique – toutes ces villes lorraines qui riment en « ange » et que la désindustrialisation a condamnées (voir La Nuit de Moyeuvre et Tombeau des anges). Parce qu’il ne vient pas des endroits qu’il explore, qu’il y va plus qu’il n’y retourne, il les connaît autrement, les voit avec un œil neuf. Dans Au Grand Miroir (2005), il fraternise avec le Baudelaire belge des dernières années, mais l’adjectif « pauvre » (en référence au pamphlet maudit, Pauvre Belgique) n’est pas ironique, le regard embrasse avec une sorte de tendresse qui n’a rien de compassionnelle tous ces territoires en déshérence (en liquidation totale).

La lumière du Sud qui éclaire l’œuvre est plus intérieure. Gilles Ortlieb, qui est né au Maroc, viendrait davantage de ce bassin méditerranéen, grec plus que latin (ou romain), de Marseille à Athènes. Là, dans la vacance de sa vie professionnelle, en flâneur et jamais en touriste, il retrouverait quelque chose de lui-même, une origine, un pays, une langue qu’il aime, qu’il désire, celle des auteurs qu’il traduit (Georges Séféris, Constantin Cavafy, Mikhaïl Mitsakis, Thanassis Valtinos, Dionysios Solomos, Georges Ioannou…). Sa capacité à s’en imprégner caractériserait une part de son œuvre. On dirait qu’il est, qu’il a été grec, dans une Grèce moderne plus qu’antique.

Lorsqu’on lit Gilles Ortlieb, on est aussitôt requis par l’usage du lexique, des listes de noms, de rues, de devantures, d’enseignes, par le souci linguistique de l’observation ou de l’enquête. Il s’attache souvent à raconter l’histoire de quelqu’un ou à décrire des lieux avec minutie, parfois de manière obsessionnelle, afin de retrouver les couches, quasi géologiques, les strates diverses qui constituent la vie de ces personnes, la chronique de ces lieux. Le voyage en chemin de fer et la chambre d’hôtel sont deux espaces intermédiaires dans son laboratoire littéraire : le train (la distance entre A et B plutôt que A et B en eux-mêmes) transporte, au sens métaphorique, devient le prétexte à une expérimentation du paysage et des visages, des bribes de conversations saisies sur le vif ; la chambre est une camera obscura qui transforme les endroits improbables, qui aimante la curiosité ethnographique de Gilles Ortlieb, qui crée des résonances, des correspondances avec les villes qu’il visite, les coins dans lesquels il se perd (Moyeuvre en Moselle, Cadillac en Gironde, Vitré en Ille-et-Vilaine, etc.). « Le repos mental dispensé par ces chambres de quelques soirs doit tenir pour beaucoup au fait que rien n’y accroche le regard qu’on ne connaisse déjà, par cœur, permettant ainsi au regard de s’échapper librement vers les ailleurs qu’il veut. »

Tout ne mène pas nécessairement à un roman. À une époque où nous assistons à une inflation de ce genre, le poème, le récit, l’essai ou le journal contribueraient peut-être davantage à renouveler la multiplicité du champ littéraire. En témoignerait l’œuvre de Gilles Ortlieb, qui pratique la forme brève et s’inscrit dans la lignée d’écrivains tels qu’Emmanuel Bove, Henri Thomas ou Jacques Chauviré. Le titre de l’essai paru en 2007 dans la collection « L’un et l’autre » de J.-B. Pontalis chez Gallimard, Des orphelins, aurait dans ce sens une valeur programmatique. Ângelo de Lima (Finitude, 2018), l’ami poète de Fernando Pessoa, voire le « dénuement » d’Arthur Adamov (Fario, 2019), appartiendraient à la même catégorie d’orphelin. Dans les marges, le titre d’un autre essai qui rassemble des petites études (Le Bruit du temps, 2016), l’exprime différemment. Lire ce qu’on ne lit plus ou ce qu’on a oublié, aller là où on ne va pas, s’intéresser à ce qui n’intéresse plus – un être, un lieu ou un livre orphelin, dans les marges – pour mieux voir dans ce passé défunt le miroir d’un présent dans lequel nous continuons à nous débattre. Pas de regret ni de nostalgie. Une tristesse peut-être.

[Extrait]

« Mais d’où vient, en quoi consiste au juste cette valeur ajoutée dont on nimbe parfois les œuvres dormantes, négligées, occultées – pour peu, naturellement, qu’elles témoignent de quelques qualités indispensables ? Car il ne s’agit pas d’un plaisir aristocratique pour happy few, ni de jouer au saint-bernard des neiges révolues, encore moins au défenseur de l’écrivain en veuvage de lecteurs. Non, y voir plutôt une façon de contre-pouvoir, l’expression d’une autre vérité possible, quelquefois un antidote au présent à travers une perception plus juste du temps, parce que rapportée à d’autres repères, d’autres étalonnages. La tentation est grande, pour dire les choses autrement, d’y chercher confirmation que la machinerie du passé ressemble, examinée de près, à s’y méprendre aux rouages qu’on devine ou voit tourner encore, quotidiennement. »

G. Ortlieb, Des orphelins (Gallimard, 2007)

Jean-Pierre Ferrini

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