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Kiosquier, en connaissance de cause...

Depuis 1990, avec l’attribution cette année-là du prix Goncourt pour son premier roman, « Les Champs d’honneur » (Minuit), Jean Rouaud a construit une œuvre composite. Aujourd’hui, « Kiosque », qui paraît chez Grasset, retrace l’itinéraire de cet enfant de la fin du siècle.
Jean Rouaud
Kiosque
Depuis 1990, avec l’attribution cette année-là du prix Goncourt pour son premier roman, « Les Champs d’honneur » (Minuit), Jean Rouaud a construit une œuvre composite. Aujourd’hui, « Kiosque », qui paraît chez Grasset, retrace l’itinéraire de cet enfant de la fin du siècle.

Kiosque est le cinquième tome d’un cycle que Rouaud appelle « La vie poétique ». Comment gagner sa vie honnêtement (Gallimard, 2011) ou Être un écrivain (Grasset, 2015) sont des titres, en résonance avec Kiosque, qui appartiennent à ce cycle. Il avait déjà rassemblé le cycle Minuit des Champs d’honneur, qui raconte l’histoire de sa famille dans une mythique Loire-Inférieure, sous la rubrique « Le livre des morts ». Aussi, en ordonnant sa bibliographie, Rouaud semble éprouver le besoin d’interroger la fabrication même de son œuvre, de compléter l’œuvre romanesque par une œuvre plus réflexive.

Dans le bref essai polémique Misère du roman (Grasset, 2015), qui est la reprise de deux conférences, il s’en prend à ces années dites « théoriques » (les décennies 1960-1970) qui furent pour lui des années d’apprentissage. Il reproche en particulier à Roland Barthes sa théorisation de la mort de l’auteur ou du roman (un reproche tenace, encore perceptible dans Kiosque). Mais dans l’article de Barthes, « La mort de l’auteur », qui date de 1968, nous ne lisons pas la même chose ; nous lisons qu’en écrivant un auteur doit mourir à lui-même afin que l’œuvre puisse naître : lorsque « l’auteur entre dans sa propre mort, l’écriture commence ». Si au début des années 1980, on a théorisé à l’inverse le « retour de l’auteur » et du « roman » (Les Champs d’honneur participant de ce mouvement), peut-être qu’aujourd’hui il y a trop d’auteurs, trop de romans et pas assez d’œuvres ; que l’auteur, les auteurs devraient mourir un peu plus. « L’explication de l’œuvre est toujours cherchée du côté de celui qui l’a produite, écrivait Barthes, comme si, à travers l’allégorie plus ou moins transparente de la fiction, c’était toujours finalement la voix d’une seule et même personne, l’auteur, qui livrait sa “confidence”. »

Pourtant Rouaud et Barthes ne sont pas si incompatibles. Barthes, à la fin des années 1970, a ouvert paradoxalement la voie à une subjectivisation de la littérature qu’on avait eu tendance à refouler. En lisant Kiosque, qui relate les sept années de métier de kiosquier de Rouaud entre 1983 et 1990, on assiste à la genèse des Champs d’honneur. On voit comment Rouaud, lentement, parvient à laisser monter en lui cette subjectivité familiale qui le fonde, celles d’un grand-père, d’une grand-tante et de deux oncles, d’un père et d’une mère. De plus, il n’est pas dit que ce qu’on a coutume de désigner par « roman » soit encore un roman. Les Champs d’honneur ne serait pas exactement un roman, mais plutôt un mélange d’autofiction et d’exofiction qui donnerait raison à Barthes, sans mésestimer bien entendu l’émouvant portrait du grand-père à la 2CV (la première partie, magistrale) qui consacra Rouaud écrivain en 1990. 

Il en va de même de Kiosque, qui brouille les genres et qui se lit comme un roman. Deux côtés partagent le livre : le côté du kiosque, de la vie que génère le kiosque au 101 rue de Flandre dans le 19e arrondissement, et le côté de l’écrivain, de Rouaud qui, d’abord libraire d’art près du parvis de Beaubourg, s’évertue à coups de Flaubert à écrire Les Champs d’honneur en abandonnant le manuscrit prétendument « moderne » qu’il cherche à éditer (Décembre. Matin de) pour revenir, pense-t-il, à un mode d’écriture plus « ancien », plus en adéquation avec son imaginaire. Mourir en quelque sorte. « Ce que j’avais commencé de découvrir, avec Décembre. Matin de, c’est qu’il me faudrait composer, sous peine d’une dépossession totale de ce qui me fonde, avec mon imaginaire de Loire-Inférieure. »

L’autre côté confirme le réel talent de Rouaud portraitiste, à commencer par P., le gérant du kiosque, à qui il rend longuement hommage. Un militant anarchiste défendant et illustrant la presse papier à une époque où l’information en était à sa « préhistoire », où le métier de kiosquier était sur le point de perdre sa dignité. Il aida Rouaud à s’accepter comme simple marchand de journaux et à appliquer en littérature son pragmatisme. « Quoiqu’il ne le sût jamais, P. fut aussi pour moi, à sa manière, scrupuleuse, méthodique, un maître en écriture. » Un second personnage joue le rôle de double négatif : le peintre M. le maudit. Rouaud a peur de lui ressembler, de rater non pas sa vie (enviable était la bohème de M. en comparaison de l’existence laborieuse d’un kiosquier), mais de ne pas devenir écrivain, de ne pas être reconnu en tant que tel. 

Et puis, il y a le quartier de la rue de Flandre, les clients qui quotidiennement gravitent autour du kiosque en l’animant, toute une kyrielle de personnages qui sommeillaient dans la mémoire de Rouaud ou dans le petit carnet Rhodia dans lequel il recopiait les « haïkus de la journée ». Il y a celui qu’on surnomme Chirac (parce qu’il est en quête d’un logement de la Ville de Paris), avec son compère Norbert. Il y a l’Andalou, Jean-Robert, Mehmet le turfiste, etc. Il y a toutes ces communautés (yiddish, algérienne, asiatique, etc.) qui finissent par former une communauté. D’eux, « mes envoyés spéciaux » dit-il, Rouaud apprend en connaissance de cause la diversité des opinions, avec d’infinies nuances, à l’écoute d’un débat permanent entre les Modernes qui lisent Le Monde et les Anciens qui lisent Le Figaro, entre les pro- et les anti-pyramide du Louvre. « Je leur dois surtout, à mes conseillers personnels de la rue de Flandre débarqués des quatre coins du monde, de donner définitivement ma préférence à celui qui parle “en connaissance de cause” comme le disait Camus de la misère dans sa préface à La Maison du peuple de Louis Guilloux. »

Rouaud apprend ainsi à relativiser son histoire. Pour un Argentin, un Chilien, un Beyrouthin, la « dernière » guerre n’est pas nécessairement la Seconde Guerre mondiale. À chacun son champ d’honneur. « Ici, le monde défilait sous mes yeux, avait la gentillesse de se déplacer jusqu’à moi pour se faire connaître et m’apporter de ses nouvelles, lesquelles valaient bien mieux que celles qui tonitruaient à la une des journaux. » Rouaud écrit également de très belles pages sur ses trajets en métro pour se rendre rue de Flandre. Il ne s’agit plus des clients du kiosque. Il s’agit de ce peuple anonyme qui remplit les trames et les couloirs des premiers métros.

Mais le véritable « héros » du livre est sans doute le kiosque lui-même, un Kiosque majuscule, « la plus formidable encyclopédie in vivo ». En le décrivant, Rouaud retrouve sa phrase, celle des Champs d’honneur, une phrase qui s’enroule, se déséquilibre jusqu’à retomber sur ses pieds. La structure en tube et en Plexiglas du kiosque, à l’image d’une capsule spatiale, symbolisait dans ces années 1980 le nec plus ultra de la modernité, à la différence près que les concepteurs ont oublié qu’à l’intérieur devait travailler un kiosquier qui, debout, se gèle en hiver et brûle en été, ou qui n’aurait jamais besoin d’aller pisser… Rouaud analyse avec humour comment on est revenu de ce kiosque hypermoderne d’inspiration Centre Pompidou au kiosque d’inspiration Belle Époque de type montmartrois avec son petit dôme vert olive qui décore maintenant l’espace urbain… « On peut même se demander si ce retour au kiosque montmartrois ne serait pas une façon ironique de dire que la presse en a fini avec l’actualité, qu’elle n’a plus rien à nous apprendre que sa propre histoire. »

Jean-Pierre Ferrini