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L’essai à l’œuvre

La parution des Œuvres choisies de Pierre Pachet (Autobiographie de mon père, Le Grand Âge, Bêtise de l’intelligence, Conversations à Jassy, L’Œuvre des jours, Adieu, L’Amour dans le temps, Devant ma mère, Sans amour) est l’occasion de revenir sur cet écrivain à part, traducteur de La République de Platon, qui exerça longtemps sa plume critique dans les colonnes de notre journal...
Pierre Pachet
Un écrivain aux aguets. Œuvres choisies
La parution des Œuvres choisies de Pierre Pachet (Autobiographie de mon père, Le Grand Âge, Bêtise de l’intelligence, Conversations à Jassy, L’Œuvre des jours, Adieu, L’Amour dans le temps, Devant ma mère, Sans amour) est l’occasion de revenir sur cet écrivain à part, traducteur de La République de Platon, qui exerça longtemps sa plume critique dans les colonnes de notre journal...

Bien qu’Autobiographie de mon père, qui ouvre le volume des œuvres choisies, ait été écrit peu après la mort de son père, en 1965, Pierre Pachet écrivait plutôt, jusqu’à la publication de ce livre en 1987, des essais sur la littérature sans véritable incise subjective (Le Premier Venu, De quoi j’ai peur, Nuits étroitement surveillées, Le Voyageur d’Occident…). Ensuite, il continuera d’écrire ce type d’essais (La Force de dormir, Les Baromètres de l’âme, Un à un…), mais de plus en plus le regard va s’individualiser comme en témoigne le parti pris du volume que publient les éditions Pauvert en privilégiant les livres dont la matière est le moi, le « moy-même » de Montaigne.

Une seconde étape, qu’il est nécessaire de relever pour comprendre la composition de ces œuvres choisies, est la mort de la femme de Pierre Pachet en 1999, une sorte de milieu de la vie autour de l’âge de soixante ans, qu’annonce L’Œuvre des jours, le livre charnière, le livre qui traduit le mieux la singularité d’un écrivain qui rechignait non sans dénégation à se dire écrivain ou l’auteur d’une œuvre. « Je ne refuse pas de donner l’œuvre aux jours : œuvre dilapidée, dispersée (dans les revues, les publications diverses et qui ne se rejoignent pas), […] œuvre renonçant donc à être œuvre et même tendue contre l’idée d’œuvre. » 

Il serait possible de dégager plusieurs orientations : la question de l’Histoire, en particulier la question juive, le destin tragique des Juifs d’Europe de l’Est (d’où son père est originaire), et plus largement de la Russie ; la question différemment de l’intime, de notre vérité, de notre rapport à l’autre (l’amour d’une femme, des femmes, d’une mère). Des questions que redouble la question de la forme à adopter puisque nous oscillons toujours entre l’essai et le récit, une des raisons qui expliqueraient les hésitations de Pierre Pachet à se draper dans la posture de l’écrivain, l’écrivain étant pour lui sans doute davantage un romancier. Dans ce sens, Autobiographie de mon père, en imaginant la « vie intérieure » d’un père, constitue une expérience unique puisqu’il est le livre qui s’approcherait le plus de la forme-roman, participant par là même depuis les années 1980, et à la suite de Roland Barthes, au renouvellement d’un genre (qu’il ait mis autant de temps à trouver un éditeur raconterait également cette histoire).           

Pierre Pachet, pour moi, était le professeur de littérature que j’ai rencontré à Paris VII, Jussieu à l’époque, dans le département de Sciences des textes et documents, où il était le complice de Patrick Hochart (avec qui il organisa un séminaire de « critique sentimentale » de 2003 à 2016). Il était encore l’ami de Marie Depussé, André Lacaux ou Francis Marmande qui enseignaient dans cette université (on avait l’impression qu’ils formaient une espèce d’étrange communauté). Aussi, je ne puis dissocier l’activité foisonnante, débordante de Pachet, professeur et critique, de Pachet écrivain, des neuf livres qui sont republiés et qu’on lisait lorsqu’ils paraissaient, notamment les derniers.

Parmi eux, L’Œuvre des jours occupe donc une place centrale. On entre dans le laboratoire de l’œuvre, de l’œuvre à l’essai, qui s’essaye à l’œuvre. On reconnaît immédiatement un ton, une voix, une parole, un art de la contradiction (quiconque a fréquenté Pachet, même de loin, se souvient de sa tendre et mordante ironie).

Le livre commence par affirmer que la littérature est liée aux idées et moins au langage, au fait d’avoir des idées, des idées pragmatiques qui soudain se matérialisent en nous. On écrit parce qu’on a des idées, parce que des idées viennent à l’esprit. La forme du journal, de la notation serait ainsi la plus naturelle à l’œuvre des jours. Sur la base de ce postulat, Pierre Pachet revendique une certaine passivité de l’écriture qu’il ne distingue pas des événements quotidiens de la vie et s’efforce de redéfinir de façon très barthésienne les notions d’ennui et d’émotion. Les idées viennent parce qu’on s’ennuie, ou ne se manifestent qu’émotivement, par exemple au cours d’une conversation (y compris téléphonique).

Une autre notion que Pierre Pachet tente de redéfinir est celle de dispersion qui est une notion pas seulement négative mais au contraire d’hospitalité, de disponibilité. Les pages qui sont consacrées à cette notion sont peut-être les plus poignantes. Comment la dispersion en renonçant à l’œuvre fait œuvre. « Garder le contact avec l’ennui me maintient sur les marges, me fait obéir aux sollicitations qui dispersent, au dilettantisme sans remords. Ce qui m’empêche de peser longuement les mots, de disposer mes textes et mes livres le long d’un projet unique, de leur donner l’équilibre ou la stabilité qui leur permettrait de reposer en eux-mêmes, c’est aussi ce qui oriente mon travail vers l’œuvre des jours. »

Enseigner, être avec l’autre, les autres, aimer, parler, vivre étaient pour Pierre Pachet sa condition d’écriture devinant, sans s’excepter, dans la maturation et la perfection d’une œuvre, le danger de la « barbarie d’un sacrifice humain ». Un des signes les plus probants était sa « tâche de recenseur de livres » qu’il aura accomplie toute sa vie au détriment de l’œuvre ou d’une spécialisation universitaire. La technique ou la méthode est belle. On pourrait l’ériger en modèle.

[Extrait]

« Lorsque le livre nous parvient dans l’incertitude de sa nouveauté, lorsqu’il est livré à notre jugement, son unité et son achèvement sont entièrement problématiques. Qu’il soit livré à notre jugement ne veut pas dire en effet que nous avons à décider comme d’un hochement de tête ce que sera son destin, s’il pourra vivre ou non. J’admets au contraire de manière préjudicielle que tous les livres qui m’arrivent ont un droit plénier à vivre ; les lisant en critique, j’ai simplement à éprouver en moi et en eux leur solidité, leur cohérence, leur force. Aussi ma lecture de critique va-t-elle spontanément en deux sens : pour une part elle reconnaît et accompagne l’ouvrage, autant qu’il m’est possible, dans ses intentions majeures, ses nervures, ses orientations, tout ce qui l’organise et veut le faire œuvre. Mais en un sens opposé, mon attention et mon goût (mon sens critique) discriminent entre les pages et les passages, approuvent et chérissent certains lieux du livre, en négligent ou écartent d’autres. Bien sûr, si certains passages – si une seule phrase même – ont su m’électriser ou toucher à certaines de mes sensations les plus stables, pour les mettre en mouvement, je serai plus attentif au reste ; je serai enclin à penser que là où je reste indifférent, c’est plutôt par ma faute que par celle du texte. » (Pierre Pachet, L’Œuvre des jours).

Jean-Pierre Ferrini

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