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Le défi de Sollers

Philippe Sollers, dans ces lettres à Dominique Rolin, dévoile la genèse de son œuvre, ce qui la sécrète, permettant par là même de mieux appréhender le défi qu’elle recèle.
Philippe Sollers
Lettres à Dominique Rolin (1958-1980)
Philippe Sollers, dans ces lettres à Dominique Rolin, dévoile la genèse de son œuvre, ce qui la sécrète, permettant par là même de mieux appréhender le défi qu’elle recèle.

Le choix des 256 lettres, uniquement de Philippe Sollers, qui composent le premier volume, couvre les années 1958-1980. Trois autres volumes sont en préparation : les lettres de Dominique Rolin couvrant la même période ; et, de nouveau, en alternance, les lettres de l’un et de l’autre pour la période allant de 1980 à la mort de Dominique Rolin, en 2012. L’ensemble racontera l’histoire singulière d’une fidélité amoureuse entre deux écrivains qui occupent une place importante dans la vie littéraire française entre le début des années 1960 et l’orée du XXIe siècle.

Tout commence en 1958. Sollers a 22 ans et vient de publier au Seuil son premier roman, Une curieuse solitude. Il est déjà un écrivain reconnu, notamment par François Mauriac et Louis Aragon. Quant à Dominique Rolin, qui a 45 ans, elle vient de publier Artémis chez Denoël. L’année précédente, elle a perdu son mari, le sculpteur et dessinateur Bernard Milleret, mort d’un cancer. Malgré l’écart d’âge, le coup de foudre est immédiat. Mais en lisant les lettres de Sollers et en attendant celles de Dominique Rolin, on comprend assez vite qu’il s’agit d’une relation très particulière, une sorte d’intelletto d’amore, pour le dire avec Dante, d’amour intellectuel qui n’exclut pas l’érotisme des corps. Comme dans le poème de Rimbaud, « Adieu », qui clôt Une saison en enfer, Dominique Rolin et Sollers posséderaient la vérité de leur amour « dans une âme et un corps ».

Le 22 juillet 1968, Sollers écrit que la vie finalement paraît simple, car il aime Dominique Rolin et qu’il y a l’« axiome » ou le « PLAN », « qu’il y a toujours eu LE PLAN ». Le terme est évidemment énigmatique. Frans De Haes, dans sa présentation, l’explique par le lien mystérieux et indissoluble qui unit l’amour, l’écriture, l’expérience intérieure et le travail. Quelque chose demeure en effet irréductible et préserve une intimité qui s’épanouira clandestinement en dehors de toute convention sociale. Entre les adresses, affectueuses, souvent du type « mon amour », à celle que Sollers surnomme tendrement Shamouth, et les promesses conclusives de futures retrouvailles, les allusions libertines sont plutôt rares. La pudeur est de mise. Sollers ne rédige pas les « lettres à Sophie » du Portrait du joueur (1985).

La seule tension perceptible apparaît entre les années 1966 et 1967, quand Sollers épousa Julia Kristeva. Du mariage considéré comme un des beaux-arts (Fayard, 2015), l’ouvrage qu’il a publié avec Kristeva, éclairerait cette étrange forme d’amour polygame. J’aime une femme, j’en épouse une autre et – la correspondance ne l’évoquerait qu’implicitement – je multiplie les aventures passagères. Chaque « plan » est rigoureusement distinct : l’écriture, la sociabilité, les plaisirs… On devine pourtant une phase périlleuse de jalousie que traversent les deux amants et qui contraint Sollers à rédiger des lettres programmatiques pour justifier le fait qu’il a décidé de se marier. La lettre du 23 mars 1967 est une des plus troublantes : « Lis-la à chaque fois que tu douteras, elle est permanente. » Ailleurs, Sollers ne cesse de répéter qu’il aime Dominique Rolin, qu’il a besoin d’elle, qu’il n’existe pas sans elle : « je te dois tout » (4 juillet 1972), « je m’appuie entièrement sur toi » (16 avril 1973), « si je ne t’avais pas, je ne pourrais pas continuer » (13 juillet 1974), etc.

Lorsqu’ils ne sont pas ensemble, ils donnent l’impression de communiquer quotidiennement, soit par lettres, soit en se téléphonant. Leur lieu d’élection est Venise, la camera trenta due de La Calcina, l’hôtel où ils se retrouvent, ou bien l’appartement de Dominique Rolin, sis rue de Verneuil à Paris et qu’ils appellent « le Veineux ». Il y a, dans cet amour, une « magie » déconcertante (le mot revient fréquemment), un bonheur absolu que Sollers qualifie encore de « communion mystique » (13 juillet 1970). L’écriture est le point d’ancrage : « Tu es vivante dans mon texte comme je suis vivant dans le tien. » L’amour en soi ne suffit pas. Il ne s’engendre que par l’écriture. Sollers et Dominique Rolin s’aiment parce qu’ils écrivent, parce qu’ils s’écrivent, parce qu’en aimant ils résolvent les épreuves qu’ils rencontrent en écrivant. L’exception s’érige en règle, en travail d’amour. La muse n’est pas qu’inspiratrice. Elle s’inspire de celui qu’elle inspire et qui l’encourage à écrire. 

Durant ces années, Sollers écrit Le Parc (1961), Drame (1965) qu’il dédie à D. (à Dominique Rolin), peut-être son livre le plus novateur ; il expérimente les limites de l’écriture avec Nombres (1968), Lois (1972), H (1973) et enfin Paradis (1981) qu’il commente longuement dans les lettres des années 1970. Par exemple : « Paradis est une sorte de bande magnétique marchant sur plusieurs “pistes” à la fois, du relief sonore avec étranglement de voix par moments… » (16 juillet 1974). Il écrit aussi de grands textes critiques, de L’Intermédiaire (1963) à Logiques (1968), sur Dante, Mallarmé, Lautréamont, Bataille, Artaud ou Sade ; il lit Proust, Joyce, Nadja, Kafka, Musil, Faulkner, Baudelaire et Poe, Moby Dick, Virgile, Hegel, ingère la bibliothèque universelle, fonde la revue Tel Quel en 1960 ; il écoute constamment de la musique (Bach et Mozart de plus en plus), réécoute le clarinettiste Mezz Mezzrow, qui joua un rôle dans sa formation (24 juillet 1975)… On assiste à la naissance de l’œuvre : la première partie avant-gardiste de l’œuvre, que Roland Barthes consacra en 1979 dans Sollers écrivain avant le tournant que représente Femmes en 1983.

On découvre également quelqu’un qui hésite, qui ne voit dans Paradis qu’une folie infernale (24 mars 1975) et qui trouve en Dominique Rolin la force de poursuivre ; quelqu’un qui exprime certaines lassitudes en observant la société du spectacle. « Le fait d’être “cultivé”, même, est suspect. Le nombre de choses que j’ai pu engranger, apprendre… pour rien… le nombre de “sens” possibles condensés dans mes livres, avec, comme résultat, le regard vitreux de l’époque que, tout simplement, mais vraiment tout simplement, ça n’intéresse pas… » (11 juillet 1975). Il cite même le protestant Beckett : « “Je ne peux pas écrire en ce moment : je ne suis pas assez bas” » (12 août 1978). D’où sans doute, après 1983, et l’influence de Dominique Rolin n’est pas à sous-estimer, la décision de changer de stratégie pour devenir davantage lisible.

Tout gravite encore une fois autour de l’œuvre qui s’écrit par, avec et en Dominique Rolin. L’amitié avec Francis Ponge ou Georges Bataille, le différend avec Maurice Blanchot, la proximité d’Ezra Pound à Venise (26 avril 1973), la présence de Marcelin Pleynet, les obsèques de François Mauriac (1970) ou la mort de Roland Barthes (1980) sont abordés de ce point de vue. De même, les occurrences biographiques qui concernent les crises d’asthme dont souffrait Sollers et l’examen militaire au début de l’année 1962 (afin de se faire réformer pour ne pas participer à la guerre d’Algérie[1]) comme la problématique adhésion à la « poésie » de Mao Zedong et l’épisode du voyage en Chine (d’avril à mai 1974).

La plupart des lettres datent du mois de juillet, quand Sollers réside dans sa maison familiale du Martray, sur l’île de Ré. Ce moment d’éloignement, propice à un ressaisissement de soi-même, marque une interruption par rapport à la pression qu’exercent les turbulences du monde extérieur. « Il faut que je sois ici pour trouver la “distance” de la lettre, le silence, le volume, le temps. Je n’écris jamais à Paris, sauf pour moi ou des notes administratives. Ici, je retrouve du destinataire, toi » (12 juillet 1975).

En définitive, ces lettres, qui développent abondamment le thème de l’exception, relèveraient du défi (en référence au Défi, le premier texte que publia Sollers en 1957, dans le numéro 3 de la revue Écrire de Jean Cayrol) contre les généalogies de la morale, contre les pères, traduit Sollers, la ponctuation castratrice des pères que tente de conjurer Paradis et qui annonce Femmes. La lettre du 22 juillet 1970, quelques semaines avant la mort du propre père de Sollers, est, à ce propos, révélatrice : « Quelque chose me souffle que c’est là, précisément, qu’il faut “chercher la femme”, c’est là qu’est l’odor di femina : à partir de là, on peut très bien concevoir l’intervention féminine comme “sauvant les fils” – et les retournant contre les pères. »

[1]. Sollers a relaté cette expérience dans Vers le Paradis. Dante au Collège des Bernardins, Desclée de Brouwer, 2010, pp. 18-22.

Jean-Pierre Ferrini

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