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Une lecture de Proust

La lecture de Proust est plurielle : multiples sont les manières de monter dans le « train » de la Recherche.
Bertrand Leclair
Le train de Proust
La lecture de Proust est plurielle : multiples sont les manières de monter dans le « train » de la Recherche.

En lisant Proust, nous ne sommes pas ses lecteurs (le possessif d’ailleurs est risible, mes lecteurs, mon public, etc.), mais les lecteurs de nous-mêmes. En le lisant, nous lisons en nous-mêmes. À la recherche du temps perdu est notre propre recherche. « Pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, comme je l’ai déjà montré, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes » (Le Temps retrouvé). Bertrand Leclair ne déroge pas à cette loi. Nous partageons avant tout l’expérience singulière d’un lecteur qui ne prétend pas délivrer un « savoir » ni la vérité de Proust ; d’un lecteur qui monte dans « son » train et qui part à la recherche de sa vérité, de sa vérité de lecteur, ou d’un lecteur en quête de sa vérité d’écrivain.

On ne peut pas se comparer à Proust, répétait Roland Barthes. En revanche, ajoutait-il, il est possible de s’identifier au narrateur qui finit par se dire qu’il va pouvoir écrire le livre que nous venons de lire, tout ce temps perdu qui s’est écrit page après page. Comme la vie n’explique pas l’œuvre, Proust n’est pas le narrateur, ne travaille pas comme le narrateur. « Là encore, écrit Bertrand Leclair, il est impératif de distinguer l’œuvre de ce dont elle se nourrit, et donc l’expérience du narrateur de celle de l’auteur. »

Peu importe au fond le nombre de lectures « intégrales » que telle ou tel a déjà effectué. Lire Proust n’est pas un « sport », ni une performance, et ne relève pas d’un palmarès. Notre lecture peut très bien être fragmentaire. Les arrêts, les étapes, les gares de triage, les aiguillages, les tunnels, les ponts, les destinations, varient d’un lecteur à l’autre. La construction même de la Recherche pose des questions éditoriales puisque les trois derniers tomes sont posthumes (La Prisonnière paraît en 1923, La Fugitive en 1925 et Le Temps retrouvé en 1927). L’œuvre s’achève dans l’inachevé et ne cesse plus de ressusciter cent ans après la mort de son auteur. Des lecteurs privilégient la première partie (du côté de chez Swann jusqu’au côté de Guermantes) ; d’autres privilégient la seconde partie, le « roman d’Albertine », avec les côtés de Sodome (de Charlus) et de Gomorrhe qui élargissent, agrandissent indéfiniment la Recherche, ce « Nil du langage », selon Walter Benjamin, « qui déborde ici, pour les fertiliser, sur les plaines de la vérité ».

Le temps que retrouve le narrateur n’est pas linéaire, il est cyclique ; comme les saisons, les quatre grands côtés tournent autour de la « chambre » originelle d’où tout part et tout revient, la chambre de l’ombilic des rêves, du « coucher » que protègent des figures tutélaires et féminines (maman, la grand-mère, la tante Léonie, Françoise). 

Dans la longue métaphore ferroviaire qui guide la lecture de Bertrand Leclair, deux moments se dégageraient : celui de la « déception », puis celui de l’« inversion ». Dès le départ, au tout début, on entend le « sifflement des trains » qui emporte dans la nuit un « voyageur » (à la recherche du temps perdu). Plus tard, le narrateur enfant rêvera d’emprunter le « beau train généreux d’une heure vingt-deux », le train de Balbec. À ce stade, le pays n’est qu’un nom. Le narrateur n’a pas encore expérimenté la réalité du « pays », objet des deux premiers côtés, Swann, Gilberte, Odette, Bergotte, Oriane, les Guermantes, etc. Il va devoir faire l’épreuve déceptive de cette réalité mondaine ou amoureuse. La gare devient un « antre empesté par où l’on accède au mystère », un de « ces grands ateliers vitrés, comme celui de Saint-Lazare » qui transporte le lecteur de Paris à Balbec (À l’ombre des jeunes filles en fleurs).

Ensuite, dans l’apprentissage de la réalité, la gare se métamorphose en atelier du peintre, l’atelier d’Elstir à Balbec où le narrateur apprend le nom d’Albertine Simonet. Le lieu ou la personne que nous découvrons correspondent rarement à l’image que nous nous étions représentée. Je rêve d’aller à Parme, mais le nom de cette ville diffère de sa réalité, par « tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes » (Du côté de chez Swann). Il faut alors changer les noms, répond Elstir. « C’est en leur ôtant leur nom, ou en leur donnant un autre qu’Elstir les recréait » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs). Ce principe est un des leviers qui aiguille la Recherche. Illiers n’est pas Combray, Balbec n’est pas Cabourg ; les personnages ne sont pas des personnes identifiables. Proust transforme la réalité, en change les noms, et par là même, surmonte notre déception. Pour lui, « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature » (Le Temps retrouvé). La phrase que cite Samuel Beckett dans son essai sur Proust de 1930 le dit autrement : « Qui n’a pas la force de tuer la réalité n’a pas la force de la créer. »

Vinteuil, après Elstir, complète l’apprentissage du narrateur de façon peut-être encore plus décisive. Il ne s’agit plus cette fois de comprendre en quoi la réalité n’est pas ce « réel » que seule la littérature est en mesure de traduire, mais en quoi il est nécessaire d’en passer par une profanation. L’inversion est un thème que ne cesse d’explorer la Recherche, autant à travers l’homosexualité qu’à travers les perversités sociales ou humaines (la théorie des deux « moi » que développait le Contre Sainte-Beuve en distinguant le moi social du moi profond).

La scène de sadisme à Montjouvain dans Du côté de chez Swann, qui se répercute comme une onde souterraine, en représente le point d’achoppement. Si l’amie de Mlle Vinteuil entraîne la fille du vieux musicien à profaner l’image de son père mort, sans elle, dans La Prisonnière, le narrateur n’aurait jamais pu écouter chez les Verdurin le « Septuor » (quasi-anagramme du nom de Proust), cette œuvre qu’il entrevoit comme le modèle du livre qu’il désire écrire. Quelque chose s’inverse dans l’ordre de la morale : « L’adoration pour son père était la condition même du sacrilège de sa fille. » Celle qui avait profané le père est celle qui réussit à déchiffrer patiemment la partition du musicien : « L’amie de Mlle Vinteuil était quelquefois traversée par l’importune pensée qu’elle avait peut-être précipité la mort de Vinteuil. Du moins, en passant des années à débrouiller le grimoire laissé par Vinteuil [la partition du Septuor], en établissant la lecture certaine de ces hiéroglyphes inconnus, l’amie de Mlle Vinteuil eut la consolation d’assurer au musicien dont elle avait assombri les dernières années, une gloire immortelle et compensatrice » (La Prisonnière).

« Tout change, conclut Bertrand Leclair, le contexte historique et social se métamorphose sans cesse, et rien ne change, le tragique demeure et avec lui l’enjeu de l’art et de la littérature – cet enjeu impossible dont la Recherche a fait son objet même, son cœur battant, et qui continue de battre à travers le nôtre, dans l’épaisseur du temps. »

Jean-Pierre Ferrini

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