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Le livre de Thomas Hunkeler est une enquête extrêmement précise et rigoureuse sur les avant-gardes dites « historiques » entre 1909 et 1924. Il analyse – avant, pendant et après la Première Guerre mondiale – les velléités nationalistes de ces avant-gardes qui, dans un contexte européen, défendaient paradoxalement des idées internationalistes.
Thomas Hunkeler
Paris et le nationalisme des avant-gardes (1909-1924)
Le livre de Thomas Hunkeler est une enquête extrêmement précise et rigoureuse sur les avant-gardes dites « historiques » entre 1909 et 1924. Il analyse – avant, pendant et après la Première Guerre mondiale – les velléités nationalistes de ces avant-gardes qui, dans un contexte européen, défendaient paradoxalement des idées internationalistes.

Dans le texte liminaire, « En forme d’introduction », Thomas Hunkeler prévient qu’il ne s’agit pas « de tomber dans le piège inverse et de proposer une lecture pour ainsi dire révisionniste des avant-gardes à travers une interprétation qui insisterait de façon unilatérale sur leur seule dimension nationaliste ». L’approche est plus dialectique, elle évite de « relativiser » ou de « diaboliser » le nationalisme des avant-gardes. Le conflit de 1914-1918, qui ruina l’Europe et que nous finissons de commémorer actuellement, n’explique pas tout. Thomas Hunkeler essaie de comprendre les différentes réactions nationalistes des avant-gardes en interrogeant notamment le « silence » de la critique à ce propos et comble par là même une lacune.

Cet essai est une invitation à un voyage en Europe entre 1909 et 1924, du manifeste futuriste au premier manifeste surréaliste, qui recontextualise l’émergence de l’avant-garde artistique à la fois en France, en Italie, en Allemagne, en Russie et en Angleterre. Une des questions troublantes que pose Thomas Hunkeler est pourquoi, par exemple, le futurisme serait italien, l’expressionnisme allemand, le cubisme français – ou pourquoi Dada, qui trouva refuge à Zurich pendant la guerre, n’est-il pas tout simplement européen ? En effet, chaque nation aurait eu tendance à privilégier l’histoire de « ses mouvements », souligne Thomas Hunkeler, et son étude éclaire la « compétition » qui animait les revendications nationales des uns et des autres avec beaucoup de finesse et parfois même une certaine dose d’humour, malgré les circonstances souvent tragiques que celles-ci impliquent.

La trajectoire place Paris, la Ville-Lumière, la capitale du xixe siècle, au cœur des débats, comme l’illustre la très suggestive reproduction d’un tableau de Robert Delaunay en couverture : Champs de Mars. La tour rouge (1911, repris en 1923). On voit ainsi le dieu de la guerre déconstruire une tour Eiffel vacillante. Mais l’auteur laisserait également transparaître entre les lignes quelques affinités électives qui ne seraient pas sans relation avec cette place de choix qu’il accorde à Paris. 

L’enquête commence par la figure emblématique d’Apollinaire, qui a été « passeur » et « défenseur » des frontières, un artisan de l’avant-garde et un ardent patriote.

L’autre figure, qui traverse tout le livre, est Marinetti. Le don d’ubiquité le caractérise. Avec lui, l’Italie est partout : en France, en Allemagne, en Russie, en Angleterre. Il joue le rôle de propagandiste de l’avant-garde, stimule, aiguillonne. Là où il passe, il placarde des tracts futuristes, fascine, agace. Il veut être le premier en tout – à la tête du mouvement de la peinture européenne –, obligeant le cubisme et chacun à se positionner par rapport à sa propre identité nationale.

De Paris, on se déplace en Allemagne. Thomas Hunkeler, qui navigue naturellement entre les langues, consacre dans ce chapitre de très belles pages à Franz Marc, le créateur, avec Kandinsky, du Cavalier bleu (Der Blaue Reiter), à l’avant-garde de l’expressionnisme allemand. À partir d’une correspondance et d’archives inédites, il montre comment cet artiste allemand – qui meurt au front près de Verdun le 4 mars 1916, à l’âge de 36 ans – cherche à surmonter les contradictions de son patriotisme. En août 1914, il s’engage volontairement et rédige deux articles qui révèlent toute l’ambiguïté nationaliste de l’avant-garde. L’Europe, arrive-t-il à penser confusément, ne sera qu’à la condition d’être allemande. Puis, prenant conscience de l’absurdité de cette guerre, il finit par se dire qu’il n’est pas devenu un être humain pour être allemand, mais qu’il est venu au monde en tant qu’Allemand pour essayer d’être un homme.

Le voyage continue ensuite dans une Russie révolutionnaire en pleine gestation communiste, où les futuristes s’affrontent afin de savoir ce qui distingue le futurisme russe du futurisme italien.

En Angleterre, dans le chapitre suivant, les provocations de Marinetti, de nouveau, catalysent les tensions, forcent les Anglais à sortir de leur traditionalisme. Toujours, il faut afficher sa prédominance nationale et se démarquer du futurisme ou du cubisme. Thomas Hunkeler s’attache particulièrement à rappeler l’importance du « vorticisme », le nom d’un groupe qui contribua avant la guerre à revitaliser l’avant-garde anglaise. Le terme a été forgé par Ezra Pound et signifie « tourbillon » (vortex), comme une espèce d’agglomérat qui innerve l’énergie créatrice.

Dans l’avant-dernier chapitre, on revient en France et à la publication de revues d’art et d’avant-garde « à l’épreuve du patriotisme », dont Sic que fonda Pierre Albert-Birot. Ces laboratoires que sont les revues permettent à Thomas Hunkeler de saisir à la source la naissance des idées qui, étrangement, bien qu’elles soient avant-gardistes, brandissent des couleurs nationales : ici, bleu, blanc et rouge. Même Cocteau ne fait pas exception. 

Le dernier chapitre, enfin, sans doute le plus imprévisible, met en scène l’arrivée de Tristan Tzara à Paris, par un matin de janvier 1920. On découvre un petit homme qui ne colle pas avec l’image de Dada et, qui plus est, parle avec un accent roumain. Picabia, Breton ou Aragon sont déconcertés, eux qui pensaient rencontrer le Jacques Vaché français. Si, au départ, on s’applique à briguer la paternité française du dadaïsme en écartant Tzara ou en minimisant le Dada zurichois ou berlinois, très vite cette rivalité va prendre une tournure personnelle entre Tzara et Breton, qui referme la parenthèse dadaïste avec la proclamation en 1924 du Manifeste du surréalisme. On change d’époque. La tentation nationaliste se mue en tentation impérialiste. À la différence des mouvements précédents (cubisme, futurisme, expressionnisme…), « force est de constater, écrit Thomas Hunkeler en conclusion, que tout en se positionnant explicitement contre toute pensée nationale ou nationaliste, le mouvement surréaliste n’a jamais abandonné l’idée d’un monopole détenu autour de Breton pour tout ce qui concernait les questions d’orientation esthétique ou idéologique ». À nous, dans un monde globalisé à l’air de plus en plus irrespirable, d’en tirer les leçons.

Jean-Pierre Ferrini

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