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PAR PATRICIA DE PAS ET MICHEL JUFFÉ

Le « numérique » est présenté comme une « révolution ». Technique ? sociale ? politique ? économique ? Est-ce un nouveau monde, plus virtuel que réel, aux temporalités multipliées ou une modification réelle de notre monde (ses objets, ses créations et les interactions que nous entretenons avec lui) ?

En tout cas son expansion exige la plus grande vigilance, car l’ingéniosité humaine peut engendrer, disait déjà Sophocle, le meilleur comme le pire.

Si le calcul et le numérique ne datent pas d’hier, l’informatique façonne nos vies quotidiennes depuis la commercialisation de l’ordinateur personnel dans les années 1980. Et c’est avec l’apparition de l’Internet, premier réseau informatique mondial (à la fin des années 1960), rendu populaire avec la création du Web (début des années 1990) que le numérique a pris de l’ampleur. Ses innovations successives ont élargi le champ de ses usages possibles : courrier électronique, messagerie instantanée et partage de fichiers peer to peer. Il s’ensuit une mobilité de plus en plus grande, grâce à la conjonction des canaux de communication et des équipements terminaux : la disponibilité massive des ordinateurs portables et des téléphones mobiles (années 2000), la popularisation des écrans tactiles avec le premier iPhone (2007), puis la tablette numérique, sans oublier les consoles de jeux vidéo, les visiocasques (en 2016), et autres objets connectés. Nous entrons alors dans la course au plus connecté et au plus malin (smart) des dispositifs (devices) proposés par les constructeurs. En même temps, nous observons l’évolution des capteurs (caméras, puces connectant des objets physiques et l’espace virtuel – un « internet des objets ») ainsi que des émetteurs audio-visuels, du cinéma à 360° (réalité virtuelle), etc. Se constitue ainsi un nouvel « univers » technique, composé à la fois d’éléments, d’objets et de systèmes.

Cet « univers » ne crée pas, mais modifie, « augmente », ramifie… les capacités d’interaction et d’« immersion » – lesquelles existent depuis que les humains dansent et chantent, projettent leurs émotions et les partagent, expriment leurs sentiments par le biais des instruments qu’ils construisent. De nouveaux modes d’expression, de consommation et d’impression donc, sur le fond commun de mouvements et d’émotions humaines, mettant en relations les humains entre eux et avec le reste de la nature. Avec, peut-être, l’apparition ou l’extension d’un nouveau type d’interaction avec l’« acteur réseau ».

Le monde technique, industriel et celui des « divertissements » sont transformés et c’est aussi le cas de la littérature. Plus globalement, les récits que l’humanité se fabrique d’elle-même s’en trouvent transformés ou transfigurés. Se profilent de nouvelles formes de figuration et de récit : un « art numérique ». Jusqu’où cet art évoluera-t-il ? Ces technologies permettront-elles de créer de nouvelles formes de narration, à l’instar du cinéma qui pourrait évoluer avec la réalité virtuelle, comme l’évoquent déjà de grands cinéastes comme Werner Herzog ou Wim Wenders ? Les « écrivains » de ces univers deviendront-ils des démiurges, architectes de nouvelles générations d’algorithmes qui définiront des personnages, leurs interactions, entre eux et avec leur environnement ?

Que deviendront les conteurs, les écrivains, voire les philosophes ? Peut-on réécrire Richard III, Don Quichotte, Ubu roi ? Comment pourrait-on écrire, à présent, l’Éthique de Spinoza, la Critique de la raison pure de Kant ou le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein ?

Inversement, la technologie numérique peut-elle nous faire renouer avec les lettres (lire dans une voiture sans pilote) ? Va-t-elle nous dégoûter d'elle-même, nous encourager à prendre d'autres voies ? Modifiera-t-elle les usages du « temps libre » ? Laissera-t-elle une place à l’ennui ? Laissera-t-elle l’espace pour l’invention et la découverte fortuites ?

Il est naïf de croire que seuls les humains sont capables de s’entourer d’artéfacts ; tous les vivants bricolent et font preuve d’ingéniosité pour rester en vie et se propager. En revanche, il semble que les capacités de représentation des humains soient nettement plus élaborées, ce qui les conduit à inventer des « mondes numériques », autrement dit à accroitre leurs capacités de perception-action.

Les outils, robots inclus, fabriqués par les humains sont pleinement humains : ils sont faits à notre usage (et à notre image ?). Ainsi, le « numérique », loin d’être un monde à part et une invention récente, est l’extension, sans précédent, du calcul à toutes les sphères de la vie humaine, avec les chances et les risques que cela comporte. L’intelligence artificielle est humaine puisqu’elle est fabriquée par des humains. Mais, pour certains aspects, l’intelligence artificielle dépasserait déjà les capacités des humains… La vraie question est le degré de conscience que pourraient acquérir ces intelligences artificielles et donc les droits qu’elles pourraient un jour obtenir (ou réclamer…). L’introduction de nouveaux « objets connectés » aura des conséquences « cognitives » et, plus encore, « affectives ». Tous les objets vont bientôt être de près ou de loin connectés, avec des conséquences parfois imprévisibles : « Lorsqu’un objet se connecte à l’Internet, trois choses se produisent : il devient intelligent, il devient piratable, il ne vous appartient plus vraiment... » (Alexis C. Madrigal et Robinson Meyer, The Atlantic, 28 septembre 2014).

En revanche, nous ne savons pas quels impacts économiques, politiques, artistiques, scientifiques, peuvent provoquer l’extension prodigieuse des objets, réseaux et systèmes « numériques » (comme les Big Data, l’Internet des objets ainsi que leurs associations aux sciences du vivant ou encore aux nanotechnologies) ainsi que les innovations qu’ils entraînent parmi les autres objets et systèmes techniques.

Nous commençons à découvrir quels problèmes éthiques ils soulèvent : qualité des informations, protection de la vie privée, liberté d’expression, nouveaux types de propagande, accès aux savoirs, risques d’identification à des objets, types d’usages bienfaisants ou malfaisants1, addiction et dépendance.

De même que « le génie est sorti de la bouteille », l’Internet et le numérique sont désormais sortis de l’univers des informaticiens pour se répandre dans les sphères les plus intimes de nos vies. Citons Mark Weiser, le « père » du concept de l’Internet des objets : « Les technologies les plus profondes sont celles qui disparaissent. Elles se fondent dans la trame de la vie quotidienne jusqu’à en devenir indiscernables. » (« The Computer for the 21st Century », 1991)

La Nouvelle Quinzaine littéraire ne pouvait manquer de s’intéresser aux enjeux de ce nouvel univers, dont les implications sont à la fois philosophiques, politiques et artistiques – notamment littéraires.

Le dossier proposé ici introduit une rubrique régulière, dans laquelle nous tenterons de proposer une analyse prospective et critique des « univers numériques ».

1. Voir, par exemple, François Rachline, « L’homo internetus” et la violence », http://www.slate.fr/story/124157/homo-internetus