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Edward Hopper

    Du 25 juin au 17 octobre, la Fondation de l’Hermitage accueillera à Lausanne une exposition exceptionnelle d’Edward Hopper (1882-1967). Plus de deux cents œuvres provenant pour la plupart du Whitney Museum of American Art dont le fonds est riche de près de trois mille œuvres : peintures, aquarelles, dessins, gravures, illustrations pour les journaux. Un mois avant l’ouverture de cette rétrospective, le catalogue en a été rendu disponible. Les excellentes illustrations, des essais précis permettent de regarder Hopper avec des yeux neufs : une vue étendue au-delà des stéréotypes auxquels s’est trop souvent bornée la connaissance de cet œuvre dont on peut reconnaître la présence chez les plus grands cinéastes américains (1).
Edward Hopper
(Skira)
    Du 25 juin au 17 octobre, la Fondation de l’Hermitage accueillera à Lausanne une exposition exceptionnelle d’Edward Hopper (1882-1967). Plus de deux cents œuvres provenant pour la plupart du Whitney Museum of American Art dont le fonds est riche de près de trois mille œuvres : peintures, aquarelles, dessins, gravures, illustrations pour les journaux. Un mois avant l’ouverture de cette rétrospective, le catalogue en a été rendu disponible. Les excellentes illustrations, des essais précis permettent de regarder Hopper avec des yeux neufs : une vue étendue au-delà des stéréotypes auxquels s’est trop souvent bornée la connaissance de cet œuvre dont on peut reconnaître la présence chez les plus grands cinéastes américains (1).

Hopper, le plus américain des peintres américains ? On dirait mieux qu’il y a une Amérique de Hopper où nous reconnaissons à la fois l’Amérique de la dépression et, vue en 1930 par Hopper, l’Amérique de Hopper telle qu’il l’a figée.

Les autoportraits du peintre, on peut les interroger frontalement. Ou, obliquement, dans son absence dans les lieux, les chambres traversées par son absence liés à nous par la trace du regard qu’il nous en a laissée.

Dans nos espaces familiers, Hopper fait apparaître l’étrange. Les fenêtres ouvrent sur le vide. Dans les chambres, aux comptoirs des cafés, immobile, un personnage omniprésent : le solitaire.

La communication entre les êtres est interrompue. Hopper le dit lui-même : « Je crois que l’homme m’est étranger. Ce que j’ai cherché à peindre, ce ne sont ni les grimaces  ni les gestes des gens : ce que j’ai vraiment cherché à peindre, c’est la lumière du soleil sur la façade d’une maison. »

La lumière, il l’aura recueillie lors de ses séjours à Paris, des impressionnistes du legs Caillebotte exposé au musée du Luxembourg : Pissarro, Sisley, Renoir. Une lumière jusqu’alors inconnue de lui. À Paris, dit-il « les ombres étaient lumineuses, plus réfléchissantes ». Cette lumière héritée de Paris laissera sa trace dans l’espace new-yorkais de Hopper. En 1909, un pont sur la Seine est bâti sur la rencontre entre des noirs à la lumière réfléchie sous les arcades, et les façades éclatantes dominant le tablier. L’Écluse de la Monnaie est strictement composée de quatre horizontales chromatiques du noir au beige, également lumineuses.

En 1930, c’est tout au contraire, la  modulation verticale en gris des fenêtres d’édifices tous semblables plantés sur les bords de l’East River. Seuls deux petits pans de mur rouge à l’arrière-plan retiennent notre regard. On dirait que ce tableau appartient à une lointaine descendance de Saenredam dont Hopper a pu voir les intérieurs d’église lors de son voyage à Amsterdam.

L’œuvre de Hopper va du dessin au tableau. On suit ainsi d’esquisse en esquisse le  monotone alignement des habitations qui longent l’East River. Au point de départ quatre, cinq rectangles à leur place définitive jusqu’au tableau gris où s’ajoute, rouge, le sceau qui nous a retenus.

À Paris, Edward Hopper a été sensible aux monuments et aux sujets, le peuple des rues et des bistrots. On verra dans Soir bleu (1914 ) un bel exemple de la dette de Hopper à l’un des plus beaux tableaux de Degas : Femmes à la terrasse d’un café le soir (1877).

Ce tableau fut longtemps sous-estimé en Amérique. Son thème était français, à l’excès. On y est loin, en effet, des bars auxquels nous-mêmes assimilons Hopper et en quoi s’inscrirait sa marque : Les Oiseaux de nuit (Nighthawks) de 1942 dont on voit, reproduites dans ce livre, les esquisses de deux des quatre personnages, des trois petits objets qui ponctuent, dans le tableau final, la courbe fameuse du comptoir.

La solitude, le silence : le thème est constant chez Hopper. Partout régnant il donne sa tonalité à son théâtre érotique. Un théâtre qui n’est pas fait comme celui de Balthus de scènes animées ou celui qui subsume l’érotisme sous la pilosité pubienne. Au contraire, sous couvert de réalisme, une glaciation de l’espace de la rencontre impossible de l’homme et de la femme : « L’érotisme, lit-on dans ce livre, est lié à la distance que la femme réussit à mettre entre elle et l’homme, créant un rapport de dépendance psychologique. Cette même dépendance psychologique génère la tension qui est le ressort alimentant le désir. » C’est là une invite de Hopper à faire nôtre. Et à faire entrer son regard, devenu le nôtre, dans un édifice tenant à une étrange lumière qui s’ouvre à la passion du regard.

1. Voir QL n° 539.

Georges Raillard