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L‘Anthropocène

Selon Bonneuil et Fressoz, l’agir technique humain et notre modèle de développement font basculer le système Terre vers des états inédits : la temporalité longue de l’histoire de la Terre et de l’évolution des vivants télescope celle, plus brève, de l’histoire spécifiquement humaine.
Jean-Baptiste Fressoz
Christophe Bonneuil
L‘événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous
(Seuil)
Selon Bonneuil et Fressoz, l’agir technique humain et notre modèle de développement font basculer le système Terre vers des états inédits : la temporalité longue de l’histoire de la Terre et de l’évolution des vivants télescope celle, plus brève, de l’histoire spécifiquement humaine.

Le concept d’Anthropocène a été inventé par le géochimiste Paul Crutzen, Prix Nobel de chimie en 1995. De quoi s’agit-il ? Dans un article retentissant publié en 2002 (1), Crutzen souligne un certain nombre de nouveautés radicales survenues depuis la fin du siècle des Lumières dans les rapports entre l’humanité et l’écosystème Terre : augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, expansion de la démographie mondiale, effondrement des fondamentaux de la vie ; et, souligne-t-il, « l’humanité restera une force environnementale majeure pour des millénaires ». L’impact de l’humanité sur l’environnement planétaire est tel que l’on peut à juste titre « désigner par le terme “Anthropocène” l’époque géologique actuelle [...], qui succède à l’Holocène – la période chaude des 10-12 derniers millénaires ».

Selon les deux historiens, penser l’Anthropocène, c’est tout d’abord se mettre à l’écoute des modèles des sciences du système Terre qui annoncent un dérèglement planétaire destiné à bouleverser radicalement les conditions de l’existence de l’humanité ; ensuite comprendre la nécessité de créer de nouvelles dispositions matérielles de notre condition humaine à partir d'une vision quasi « déterrestrée » qui ébranle toutes les conceptions classiques des sciences sociales. Enfin, il s'agit de construire l'histoire de cette nouvelle ère car la réflexion politique comme le débat public souffrent de cet angle mort de la connaissance historique : cette histoire nécessaire est nommée « Thermocène » par les deux auteurs qui proposent à cette fin de centrer les recherches sur les situations historiques où les sociétés ont été contraintes de réduire leur consommation énergétique et « de se libérer de deux abstractions qui surdéterminent les résultats : le PNB et le concept d’énergie lui-même ». À notre sens, cette dernière exigence manque de clarté sous leur plume car elle renvoie à un ensemble de controverses particulièrement ardues qui traversent encore les communautés des sciences de la nature et en particulier celle des physiciens.

Il s’agit surtout de dénaturaliser l’histoire de l’énergie, en relativisant notamment le caractère inexorable de l’avènement des combustibles fossiles et en repolitisant les conditions de leur domination dans une vision géopolitique globale. À cet égard, le Thermocène fut aussi, au XXe siècle, un « Thanatocène ». En effet, la manière occidentale de faire la guerre et son intégration profonde dans le monde industriel sous-tendent l’hypothèse que l’Anthropocène fut aussi une ère de la mort. Ainsi en fut-il des destructions forestières au cours des guerres du siècle dernier, mais aussi des usages imaginés de la puissance nucléaire à diverses fins industrielles comme ce projet d’une centaine d’explosions pour liquéfier le pétrole d’Alberta, ou encore cette alliance entre guerre et chimie qui a puissamment contribué à l’élaboration d’une culture de l’annihilation. Ainsi, de la Première Guerre mondiale à la Seconde, « on passe progressivement d’un contrôle sur les nuisibles fondé sur l’entomologie à une logique d’extermination » fondée sur la chimie, elle-même largement appuyée sur les connaissances obtenues par les recherches sur les gaz de combat. Sur ce point, les liens entre les travaux sur les gaz de combat, la synthèse de l’ammoniac, la croissance de la productivité agricole, puis les altérations irréversibles du cycle de l’azote constituent un nœud central du puzzle historique de l’Anthropocène.

La guerre constitue un formidable accélérateur de la mobilisation du monde, des hommes et des choses, requérant de nouvelles infrastructures dont les effets perdurent bien après le retour de la paix, et dont l’archétype le plus connu est celui de la construction des autoroutes allemandes pendant la période nazie. L’un des plus grands chantiers de l’histoire de l’Anthropocène « concerne les multiples jonctions qu’il convient d’établir entre le thermocène et le thanatocène », tant les militaires ont joué un rôle majeur dans le déploiement de technologies énergivores. De ce point de vue, la Seconde Guerre mondiale fut un catalyseur sans précédent de la grande accélération du second vingtième siècle en préparant « le cadre technique et juridique de la société de consommation de masse », elle-même composante de l’ère de l’Anthropocène.

Sociologues, biologistes et publicistes se mobilisent dans les années 1960 pour souligner l’immense gâchis lié à la « consumer society », ce qui n’empêche pas l’apôtre de la fin de l’histoire, Francis Fukuyama, de proclamer en 1992, non sans cynisme : « La technique rend possible une accumulation illimitée de richesses et donc la satisfaction des désirs humains qui ne connaissent pas de bornes. » Comme l’ont montré plusieurs historiens, la consommation de masse constitue une adaptation stratégique du capitalisme à la globalisation des marchés, et la société de consommation « désigne donc un nouveau rapport aux objets et à l’environnement et une nouvelle forme de contrôle rendant ce rapport désirable », éclipsant les multiples pratiques de recyclage à l’œuvre au XIXe siècle. Selon Bonneuil et Fressoz, le « corps de l’Anthropocène », c’est aussi l’émergence de modes de transport et d’organisation de l’espace ainsi que de modèles d’alimentation auxquels sont associées les nouvelles maladies de nos sociétés ; avec en contrepoint de nouvelles grammaires de la réflexivité environnementale. Des scientifiques, plus nombreux chaque jour, lancent l’alerte sur l’inexorable montée des dangers écologiques et sociaux.

Comment ne pas conclure avec les auteurs de ce livre fort, et qui en appelle bien d’autres, que « vivre dans l’Anthropocène, c’est donc se libérer d’institutions répressives, de dominations et d’imaginaires aliénants, ce peut être une expérience extraordinairement émancipatrice » ? Mondialisation de l’économie sous hégémonie néolibérale et effondrement des fondamentaux de la vie constituent les nouvelles frontières de notre prison politique. Face à tous les renoncements et à l’impuissante et absurde litanie du développement durable, les humains resteront enfermés dans d’insupportables politiques d’austérité qui ne sont en rien le contraire des politiques d’abondance. Le mérite de ce livre est de montrer à quel point la rigueur de la réflexion scientifique, ici celle des historiens, peut être le catalyseur du renouveau de la critique et de l’agir politique à l’époque de l’Anthropocène.

  1. Paul J. Crutzen, « Geology of Mankind », Nature, 3 janvier 2002, traduit par la revue Écologie & Politique, n° 34, 2007.
Jean-Paul Deléage