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Une question de vie ou de mort

Article publié dans le n°1239 (18 oct. 2021) de Quinzaines

Question: si le coronavirus était apparu ailleurs qu’à Wuhan, aurait-il fait l’objet de la même politique sanitaire ? Que se serait-il passé, si cette maladie avait surgi, non en Chine, mais à Francfort ou à Buenos Aires, à Tourcoing ou à Sydney – bref, dans une démocratie ?
Question: si le coronavirus était apparu ailleurs qu’à Wuhan, aurait-il fait l’objet de la même politique sanitaire ? Que se serait-il passé, si cette maladie avait surgi, non en Chine, mais à Francfort ou à Buenos Aires, à Tourcoing ou à Sydney – bref, dans une démocratie ?

Cette épidémie aurait-elle déclenché les mêmes réactions ? Aurions-nous assisté à cette vague mondiale de confinements, de redéconfinements et de déreconfinements ? Aurions-nous accepté, du jour au lendemain, de masquer nos visages ? De fermer les écoles ? D’isoler les personnes âgées dans les EHPAD ? De confiner les foyers ? De replier les individus sur leur cellule familiale et les enfants sur leur smartphone ? De raisonner, du soir au matin et du matin au soir, en termes de clusters, de variants et de recombinants, de taux d’incidence et de vaccinodromes ? Aurions-nous consenti à abandonner le monde au profit du télétravail, des visioconférences et des zoomapéros ? Aurions-nous accepté de remplacer le réel par un univers absurde, puéril et robotique, peuplé de liens artificiels ? Aurions-nous demandé aux restaurateurs, aux guichetiers ou aux médecins d’effectuer des contrôles de police ? Aurions-nous, en un mot, assimilé, une à une, des mesures inventées, théorisées et promues par un régime totalitaire ?

C’est pourtant ce qui est advenu. Au commencement, le hasard : ce virus s’est déclaré au beau milieu des ruelles de Wuhan. En Chine, donc. À savoir dans un pays qui, pêle-mêle, déporte les musulmans dans des camps de concentration, prive ses « mauvais citoyens » de leurs droits les plus élémentaires, pratique la torture et la peine de mort, surveille sa population jusque dans son inconscient, arrête ceux qui pensent mal, réprime à Hong Kong les mouvements démocrates et viole les règles internationales dans le restant du globe – le tout en bâtissant un monstre politique inédit qui conjugue le pire du communisme et le pire du capitalisme. La nature ne pouvait trouver de lieu plus propice à l’instrumentalisation des crises.

Face à l’émergence de la Covid-19, la Chine de Jinping ne tergiversa pas. Non contente d’avoir fait taire le docteur et lanceur d’alerte Li Wenliang, elle sortit de son chapeau un arsenal de mesures mi-lunaires mi-perverses, dignes des grandes pestes médiévales ou des épidémies de choléra : confinements drastiques, fermeture des écoles, obligation de porter le masque, mise en place d’un passeport sanitaire, interdiction de sortir de son quartier, couvre-feux nocturnes dans les villes… L’irruption brutale d’un monde où les miradors se traduisent en codes-barres.

On aurait pu s’attendre à ce que les démocraties occidentales s’inquiètent de ce cauchemar politique. Nous en avions pourtant les armes intellectuelles : La Boétie nous avait appris le fonctionnement de la servitude volontaire ; Foucault avait démontré que les mesures sanitaires constituaient le cheval de Troie des normes disciplinaires ; Platon, Molière, Rousseau, Flaubert et Proust avaient puissamment dépeint les rouages du pouvoir médical. Nous avions Knock et nous avions Orwell. Sans parler de Camus qui, dans La Peste, érigeait les épidémies en symboles biologiques des drames politiques. Nous avions été sensibilisés, surtout, à l’idée que la liberté était fragile, qu’elle pouvait vaciller d’une seconde à l’autre.

Mais non. La Boétie, Foucault, Orwell, Kant, Rousseau, Ionesco : ces phares ne nous orientèrent pas. À quoi ces vigies auraient-elles pu nous servir ? Nous avions peur de la mort, nous étions prêts à tout. Dès mars 2020, des voix se firent entendre aux quatre coins du monde. Elles louaient l’efficacité du modèle chinois. Elles nous invitaient à suivre son exemple. Paralyser nos sociétés ? Néantiser la vie par amour de la survie ? Mettre l’existence entre parenthèses ? Enfermer les gens chez eux et les clochards dehors ? Empêcher les enfants d’étudier, les adultes de travailler ? Prohiber les réunions de famille, même lors des enterrements ? Détruire des emplois ? Démoraliser des populations entières ? Précariser les plus précaires ? Fragiliser les vulnérables ? Tous les moyens étaient bons pour vaincre ce « salaud de virus ». Voilà comment, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, un parfum de dépression et de mort se répandit partout : le virus par-dessus le virus. La maladie du mimétisme absurde.

Nous assistâmes alors à des scènes incroyables. En Finlande, les écoliers eurent l’interdiction formelle de chanter des comptines : la musique devenait contagieuse. Dans l’Angleterre déconfinée de juin 2020, on prohiba le sexe extra-conjugal : l’orgasme devenait criminel. En Arabie saoudite, en Israël, au Vatican, on proscrivit les prières collectives : Dieu devenait l’autre nom d’un cluster en puissance. En Nouvelle-Zélande, le gouvernement confina 4 millions d’habitants après avoir décelé un seul cas de coronavirus : le principe de précaution détruisait tout sur son passage. En Espagne, des drones survolèrent les cimetières pour vérifier que les citoyens n’y célébraient pas la Toussaint : les morts eux-mêmes se révélaient dangereux. En Argentine, une quarantaine se prolongea pendant sept mois : l’exception s’institutionnalisait. En Corée du Sud, les salles de sport eurent l’interdiction de diffuser des musiques trop énergiques : le rythme s’en mêlait. À Paris, enfin, un président expliqua gravement à son peuple que l’heure était venue de déclarer la guerre à l’infâme corona. La bataille commença. Les soignants sauvèrent des vies, bien sûr, et je leur rends hommage. Mais, pendant ce temps, on observa une explosion du nombre d’infarctus, d’AVC, de cancers non dépistés, de suicides. Les enfants, drogués aux écrans, perdirent en moyenne 40 % de leurs capacités cognitives. Dans les maisons de retraite, les moribonds durent agoniser en l’absence de leurs proches. On les enterra sur Skype. Dans les médias, le réel disparut : les plateaux télé devinrent des annexes de l’hôpital universel. Face à ce délire hygiéniste, le Brésil de Bolsonaro et l’Amérique de Trump s’enfoncèrent dans un déni criminel de la crise sanitaire, sur fond de darwinisme social. Seuls quelques rares pays, comme la Suède ou la Suisse, parvinrent à garder la tête froide – à chercher un équilibre entre la nécessité de lutter contre une maladie létale et le refus de s’autodétruire sur l’autel de cette lutte. Du pôle Nord au pôle Sud, leur politique de la juste mesure fut ridiculisée, voire accusée des pires maux : une planète aveugle reprochait aux visionnaires d’avoir perdu la vue.

Ainsi s’ouvrit chez nous le XXIe siècle. Et, près de cent ans après la sentence de Paul Valéry, nous entendons encore son écho, déformé par les secousses du nihilisme en mouvement : nous autres, civilisations, savons désormais que nous pouvons nous suicider du jour au lendemain, par crainte d’en finir. Le coronavirus, ou l’histoire d’un Titanic qui désira son iceberg.

[Nathan Devers est écrivain. Dernier livre paru : Espace fumeur (Grasset, 2021).]

Nathan Devers

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