Voyage au centre de la France

Article publié dans le n°1074 (16 déc. 2012) de Quinzaines

Le hasard d’une republication me ramène au Bourbonnais de mon enfance : pas celui des villes, Moulins, Vichy, Montluçon, mais vers des bourgs comme Ygrande, Cérilly, Bourbon-l’Archambault, Domérat, ou vers la forêt de Tronçais.
Daniel Halévy
Visites aux paysans du centre
Le hasard d’une republication me ramène au Bourbonnais de mon enfance : pas celui des villes, Moulins, Vichy, Montluçon, mais vers des bourgs comme Ygrande, Cérilly, Bourbon-l’Archambault, Domérat, ou vers la forêt de Tronçais.

De 1907 à 1931, ils furent régulièrement visités par le personnage exceptionnel que fut Daniel Halévy (1872-1962) : condisciple de Proust – qui ensuite s’éloigna de lui – au lycée Condorcet, dreyfusard et proche de Péguy – qui le traitera durement dans Notre jeunesse –, écrivain, historien, éditeur (la collection « Les Cahiers verts », chez Grasset, publia des auteurs très divers, d’Anna de Noailles à Giraudoux ou Malaparte), issu d’une famille de la grande bourgeoisie cultivée, d’origine juive mais gagnée au protestantisme, qui compta dans ses rangs le musicien Jacques Fromental Halévy et le librettiste Ludovic Halévy, complice de Meilhac pour les œuvres d’Offenbach, Geneviève Straus, veuve de Georges Bizet, et l’historien Élie Halévy, frère de Daniel ; puis, par alliance, les Joxe, ministres, l’un gaulliste (Louis), l’autre socialiste (Pierre), de la Ve République qui se trouve ainsi reliée au Second Empire… En 1996, une exposition au musée d’Orsay a célébré leur mémoire.

De ces visites, Daniel Halévy avait tiré des articles, puis un livre qui connut plusieurs éditions, et qui avait été repris en poche par Georges Liébert, avec une préface de Maurice Agulhon, dans sa collection « Pluriel ». Épuisé, le livre reparaît aux éditions Bleu autour, à Clermont-Ferrand, avec de nouveaux ajouts, et des photographies. Cet ensemble inédit est captivant, troublant aussi par les questions que suscite sa lecture, concernant aussi bien l’évolution – sociale, politique – du monde paysan que celle des personnages que nous y rencontrons.

Ce qui attirait Daniel Halévy dans l’Allier, ce sont les paysages, plus ceux de la montagne bourbonnaise, avec ses forêts, ses vignes, ses petites propriétés, que ceux de la plaine de la Limagne. Mais ce sont surtout des individus actifs dans le syndicalisme, un syndicalisme d’inspiration plus proudhonienne que marxiste ou guesdiste : organiser la coopération des paysans pour la production et la vente, en évitant les intermédiaires, favoriser l’accès à la culture en ouvrant des bibliothèques (ou des clubs de football). Marier en quelque sorte l’attachement au monde paysan, avec sa sagesse antique, sa patience, ses savoir-faire, et l’invention du monde moderne, républicain, voire socialiste, individualiste et coopératif à la fois. Il se trouve que l’Allier, département original, est une terre à la fois laïque, voire « libre-penseuse », et l’un des foyers durables du communisme rural : c’était le fief des députés Pierre Villon et André Lajoinie. Mais surtout, les bourgs où se rend Halévy, en train, à pied, avec son costume de velours peu bourgeois, abritent des écrivains paysans dont il admire les œuvres et aime décrire l’allure : à Ygrande, Émile Guillaumin qui, influencé par Jacquou le croquant d’Eugène Le Roy, écrit Mémoires d’un métayer que Stock publie en 1903 sous le titre La Vie d’un simple, roman que soutiendra Octave Mirbeau ; à Domérat, Jules Rougeron ; à Bourbon-l’Archam­bault, Michel Bernard, métayer qui crée en 1904 le premier syndicat de cultivateurs et anime la revue Le Travailleur rural ; à Ygrande encore, le militant catholique de gauche Desnoix ; Norre dans la Creuse, « travailleur infatigable », auteur en 1932 de Comment j’ai vaincu la misère, publié aux Cahiers bleus. Il rencontre aussi, plus loin, à Gevrey-Chambertin, l’historien et vigneron Gaston Roupnel, auteur d’une Histoire de la campagne française que Jean Malaurie rééditera plus tard dans la collection « Terre humaine ». C’est que l’Allier est terre d’écrivains : Valery Larbaud à Vichy, Charles-Louis Philippe à Cérilly, près de la forêt de Tronçais. Halévy et ses amis admirent les Mémoires d’un compagnon du menuisier Agricol Perdiguier (1815-1875), alias « Avignonnais la vertu », réédités en 1977 chez Maspero. Cependant Halévy publie ses grands livres, sur Proudhon, sur Nietzsche, sur l’histoire de la République (La Fin des notables et La République des ducs).

Ces voyages, ces visites, ces conversations franches n’empêchent pas qu’apparaissent au fil des années des divergences et des dérives. Républicain, Halévy n’est pas démocrate : il n’aime pas la compétition des partis, la parole des assemblées ; il a à l’égard du monde ouvrier et de ses formes d’organisation militaires et collectivistes une solide méfiance. Dans la terre, dans le personnage du paysan, il voit un recours contre la dissolution et l’individualisme urbains. On comprend ainsi que, sans être jamais pro-allemand, encore moins pro-nazi, il se soit intéressé à Maurras, ait écrit dans Je suis partout, se soit enfin rapproché de Pétain et de son idéologie « terrienne ». Guillaumin, lui, tient bon : nommé par Vichy président de la « délégation spéciale » d’Ygrande en remplacement du maire communiste destitué, il démissionne en juin 1941. En revanche, le philosophe Jacques Chevalier, de Cérilly, à qui Halévy avait rendu visite, non content de présider une cérémonie de dédicace d’un chêne de Tronçais à Pétain, devient à Vichy secrétaire d’État à l’Éducation, et défait les écoles normales d’instituteurs, puis ministre de la Famille.

La paysannerie française, atteinte par l’exode rural, par la dénatalité qui inquiétait tant Halévy, par la mondialisation, par l’extension du maïs et du soja, semble aujourd’hui quasi éteinte. En réalité les campagnes sont belles, bien entretenues, les villages autrement repeuplés, leurs monuments debout. Les institutions coopératives du syndicalisme paysan ont donné naissance aux GAEC (groupements agricoles d’exploitation en commun), aux SAFER (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural), au (trop puissant) Crédit Agricole. À la Libération a été proclamé le si longtemps souhaité statut du fermage et du métayage, a été institué l’Office du Blé. Relire Halévy, rencontrer ceux qui furent ses interlocuteurs n’est pas que mélancolique. C’est une plongée dans une terre d’individus très singuliers, liés aux villages autant qu’à l’organisation de sociétés qui les animent, passionnés, malgré la fatigue des journées, par la lecture et l’écriture.

Pierre Pachet