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Article publié dans le n°1128 (16 mai 2015) de Quinzaines

Avec l’âge, ce n’est pas que les souvenirs s’effacent ; mais ils mettent plus de temps à revenir. Du coup, leur retour a plus de prix. Dans l’autobus, passant boulevard Saint-Michel devant ...

Avec l’âge, ce n’est pas que les souvenirs s’effacent ; mais ils mettent plus de temps à revenir. Du coup, leur retour a plus de prix. Dans l’autobus, passant boulevard Saint-Michel devant le musée d’antiquités médiévales de Cluny, je pensais à mon père, aux intenses mais peu nombreux moments où il m’avait parlé, à ma perméabilité à ses paroles. Puis j’oublie le souvenir précis que la vue de ce musée avait ravivé. Ah si, deux heures plus tard : parlant de la Russie, de sa propre relation distante ou méfiante à ce pays avec qui cependant la France, où il avait émigré en 1913, était alliée, il évoquait un jour son vieil ami Boris Skomorowsky, militant socialiste à Paris dans les années trente, critique de la position du parti sur la non-intervention en Espagne et au moment des décrets Daladier de 1939 restreignant les libertés publiques et permettant l’arrestation des responsables communistes. Il finit d’ailleurs par se rallier à l’URSS, et par occuper à l’ONU un poste officiel en tant que représentant soviétique. Ce Boris lui avait dit une fois, peut-être dans les années trente, en passant devant ce même musée de Cluny, que s’y trouvait un souvenir de la visite qu’y avait faite une princesse russe, « nasha printsiessa », « notre princesse », disait-il. « Notre princesse » ! La voix de mon père se teintait de moquerie et d’une exaspération au fond indulgente : en quoi la famille impériale pouvait-elle être qualifiée de « nôtre » par un émigré socialiste de gauche, et devant un Juif russe qui avait connu le numerus clausus dans les universités et les restrictions au droit de résidence dans l’Empire ?

Je suis allé dans les années cinquante à Genève rendre visite au couple Skomorowsky dans le quartier des Pâquis ; leur appartement était accueillant, avec livres et journaux. Puis l’épouse mourut ; quelque temps après, lui se jeta dans le Rhône, à la sortie du lac, là où le cours de l’eau, d’un vert profond et alpin, est si puissant et effrayant.

La mémoire d’un homme âgé est moins compacte, plus dispersée. Pour accéder au souvenir caché, il faut remonter le cours des pensées, comme fait le chevalier Dupin d’Edgar Poe que Lacan aimait tant, jusqu’à rencontrer l’embranchement où ce souvenir a conflué : il peut alors apparaître.

Le temps qu’il faut pour absorber les déceptions (pas de réponse à un message important ; quelqu’un d’autre m’a été préféré ; ce que j’ai fait n’a pas été apprécié) : où loger ce temps parmi les tâches ? Car se résigner n’est pas une tâche ponctuelle ou isolable, mais un effort continu, l’effort même pour rester continu ou constant, lorsque les déceptions vous accablent, vous défont, entament le sentiment de valoir quelque chose qui permet de penser, à la fois de penser aux choses en instance et de penser tout court.

Or, il y a des choses qui prennent du temps (et du coup il n’en reste plus assez pour l’essentiel, pour le vide) : se laver ; cirer ses chaussures ; prendre rendez-vous ou attendre son tour chez le médecin ; répondre au courrier ; lire le journal ; jouer à des jeux vidéo ; faire les courses, et d’abord établir une liste dans sa tête et sur un papier. Je ne vais pas continuer car c’est sans fin, ni ne veux passer ces obligations sous silence, les oublier ici ou dans ma vie. Répondre au téléphone, à des proches ou à des solliciteurs commerciaux sans gêne : comment ne répondrais-je pas au téléphone ? On attribue à Degas, lors de l’arrivée du téléphone dans les foyers, la réplique : « On vous sonne et vous y allez ! » Comme le ferait un domestique, en somme, un maître d’hôtel. Mais ce que j’aime dans la civilisation égalitaire contemporaine, c’est justement qu’il n’y a plus de domestiques, qu’on doit accomplir soi-même les tâches requises. Par exemple, ne pas avoir recours à une secrétaire, à une sténo ou une dactylo, pour mettre au propre ce que l’on écrit : on le fait soi-même, grâce à l’ordinateur, au traitement de texte. Je chéris une photo où l’on voit Nietzsche tenant sur ses genoux l’une des premières machines à écrire, sur laquelle les tiges portant les caractères métalliques sont rassemblées en une petite grappe. Quand une vie est centrée, qu’elle a un foyer, on peut ne pas répondre au téléphone : on a mieux à faire. Mais une vie adonnée au rien, déboussolée, c’est de l’extérieur, quand on ne sait pas qui appelle, qu’elle attend un aliment qu’elle désespère de se donner à elle-même.

Ces coups de téléphone me dérangent, mais j’adore être dérangé, en tout cas jusqu’au moment où je suis débordé, et où j’aspire à une autre distraction, ou à me retrouver (?). Une malheureuse m’appelle depuis la cité d’une ville de province où elle réside, pas trop loin des institutions psychiatriques qui l’accueillent de temps en temps. Elle me raconte par le menu comment on entre chez elle dès qu’elle sort (car « on » a les clefs), qu’on a reproduit ses papiers d’identité pour retirer de l’argent à sa place, c’est pourquoi, dit-elle, elle n’a plus rien sur son compte et, surendettée, ne peut plus emprunter. J’hésite entre la laisser dire (car elle compte sur moi pour la croire), et tenter de la contredire lorsque cela paraît possible sans la brusquer. Mais l’appel dure, se répète, et épuise ma patience, malgré ma sympathie pour les efforts qu’elle fait pour rester digne, se tenir seule, faire réparer sa machine à laver, dans un environnement qu’elle sent hostile : la ville, les bus, les jeunes désœuvrés du quartier, une femme africaine à l’étage du dessus, des forces occultes qui agissent jusque chez elle.

Il faudra, comme elle, renoncer : à tout faire soi-même, à tout faire, à faire. Se confier aux soins des autres, se confier au monde, devenir loque.

Pierre Pachet