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Désoccupé (3)

Article publié dans le n°1130 (16 juin 2015) de Quinzaines

La torture vient du temps observé ou guetté par la conscience, pas du temps lui-même (les chats y échappent ; la conscience est autre chose que le regard, dont les chats sont loin d’être pr...

La torture vient du temps observé ou guetté par la conscience, pas du temps lui-même (les chats y échappent ; la conscience est autre chose que le regard, dont les chats sont loin d’être privés ; ils voient mieux que nous les petits mouvements d’une éventuelle proie, mais voir sans conscience est sans doute très différent de notre regard toujours un peu tourmenté). La torture du temps : il y en a trop, et pas assez. En réalité, il n’y a pas un, mais des temps, des flux de temps qui nous traversent : à côté du temps que l’aiguille de l’horloge parcourt lentement si nous attendons ou trop vite si nous sommes soumis à un délai, ce temps aussi plat qu’un cadran ou un écran, il y a par exemple le temps obscur de la digestion, et nous ne sommes que digestion, incorporation et expulsion des substances qui nous maintiennent et nourrissent. Je parle avec un ami, captivé par ses paroles, mais quelque part, à côté de la rotation de la planète sensible avec les jours qui s’allongent, je sens ma respiration, le mouvement de mon cœur qui n’oublie pas de battre, et le cheminement ou la stase des matières dans mes intestins, qui sont aussi une part de l’intériorité. En vieillissant, le mouvement se ralentit sur ces deux plans qui font mine de s’ignorer.

Est-ce en vieillissant, ou en s’adonnant à des tâches domestiques, que se révèle ce temps de l’usure? On sent de façon plus obsédante ce qu’est le temps des objets, des substances. Combien de nuits à y rester allongé, à y transpirer, pour que les draps propres du lit ne le soient plus, deviennent gris et dégagent une odeur désagréable ? Il n’y a pas de domestiques à l’étage de l’hôtel ou dans le service de l’hôpital pour s’en soucier. Ce qui salit, c’est l’usage, la mystérieuse poussière qui entre dans le lieu habité ou en émane (peluches) ; c’est le corps humain, avec ses sécrétions, sa peau qui se desquame en pellicules. Il faut laver le corps lui-même, les mains, les membres, les parties secrètes. Veiller au linge de corps – avec évidemment la tentation de tricher. Tous les combien ? Allez, encore un jour de plus. Lessives, ablutions, il faut laver jusqu’aux accessoires de lavage, éponges, serviettes, jusqu’à la baignoire, la cuvette et le lavabo. 

Ce temps du salissement nous entoure, comme le temps de l’usure : poignets et cols élimés, chaussettes et pulls troués, qu’il faut renouveler, à présent que nous n’avons plus de lingères pour recoudre et raccommoder.

Les ongles, je les mets à part : ils se noircissent par les manipulations, se fendillent ou s’ébrèchent. Surtout ils poussent, poursuivant leur croissance et leur vie indépendamment de nous (et même un certain temps jusqu’après la mort, comme les poils). Ils sont comme les sabots des chevaux, que la fréquence des mouvements dans les prés use, mais dont il vaut mieux qu’un maréchal-ferrant prenne soin. Joie de se couper les ongles, d’être son propre manucure. Mais ceux des pieds, que l’âge rend presque inaccessibles ? 

Dans l’ennui, la pensée prend le dessus, affrontée au vide. Le dessus sur quoi ? Sur les multiples mouvements autour de soi (des moucherons, des passants, de l’écoulement même des secondes), et en soi : battements de cœur, soupirs ou reniflements, merveilleuse pluralité. Mais à la longue manquent les passantes, l’émotion du contact. Vient le dégoût de cette ascèse subie.

« Ce qui compte dans une vie humaine », écrit Simone Weil dans une note de carnet sans contexte, forte de son expérience en usine et de son écoute de gens très variés, « ce ne sont pas les événements qui y dominent le cours des années – ou même des mois – ou même des jours. C’est la manière dont s’enchaîne une minute à la suivante, et ce qu’il en coûte à chacun dans son corps, dans son âme – et par-dessus tout dans l’exercice de sa faculté d’attention – pour effectuer minute par minute cet enchaînement. Si j’écrivais un roman, je ferais quelque chose d’entièrement nouveau » (La Condition ouvrière, « Fragments », Folio/Essais, p. 186). C’est en effet l’exercice de « l’attention » qui effectue cet « enchaînement » : on ne va pas passivement d’une minute à l’autre ; on doit accompagner ce mouvement, et c’est la façon dont on l’accompagne – consentante, ou résignée et maussade – qui est la substance du temps que l’on vit. L’attention, l’attention à soi jusque dans l’absence d’activités, ou les traversant, en ce cas, incessante, est distincte de la volonté. Une sorte de minutieux journal intime non écrit double les moments, leur indépendance l’un par rapport à l’autre, leur succession. Plutôt qu’une écriture, de fait impossible, c’est une reliure.

Ce roman qu’imagine Simone Weil, sans en dire plus, je suis idéalement placé pour le reconstituer. Tourmenté par le temps vide, enfant livré à lui-même, pouvant tout faire et donc ne faisant rien, sinon ce qui prend du temps, quand je peux : des gestes, des pensées. Simone Weil ne pensait pas au temps vide d’activité (quand elle n’avait pas d’autre tâche, elle pensait, au sens le plus fort du terme. Et elle n’a pas connu le temps de la vieillesse), mais au temps occupé d’une tâche pénible, au temps pendant lequel « la tentation la plus forte » était celle de « ne plus penser, seul et unique moyen de ne pas en souffrir » : le travail d’usine devant une machine qui impose son rythme, sous la surveillance du régleur, du métreur, du chronométreur, avec le souci du nombre de pièces à usiner correctement (« il faut dompter les réflexes, écrit-elle, sous peine de louper ») ; le temps d’une prostituée, auquel elle a pensé avec générosité, en interrogeant des femmes, en imaginant (j’imagine) ce qu’était ce temps haché entre des passes, dans lequel rien ne se construit : aucune relation amoureuse, comme aucun objet pour l’ouvrier d’usine. Ou à ce que vit l’inoccupé : le chômeur. Elle n’a pas eu le loisir, ou le désir, d’en considérer d’autres : celui sans rien, lorsque chaque « minute » se clôt sur elle-même, sans conduire aux suivantes, parce qu’on n’attend ou n’espère rien, sinon que la journée finisse.

La semaine écoulée, le mois, l’année, c’est comme si je les avais vécus sans humeur particulière. Vigilant, mais inappétent. Pourrai-je artificiellement susciter ici la substance manquante ? Ainsi le retour accéléré des dimanches : déjà de nouveau le marché, les achats que je fais pour la forme, parce qu’il faut bien ! déjà le soir à nouveau ! déjà l’automne, le printemps avec ses frustrations ! mais qu’ai-je fait de tout cet entre-temps ? À y repenser, j’ai fait ceci, cela, rencontré untel et unetelle, réglé divers problèmes en suspens dont je devrais me sentir quitte pour quelque temps. Serait-ce que j’aie négligé, comme on m’en a souvent accusé, de prêter attention à chaque instant, à chaque détail, et qu’ils ne se sont donc pas inscrits dans ma mémoire, pour la peupler ? Peut-être, mais j’ai, plutôt, surtout eu affaire au vide : le vide de l’indécision, de l’attente (mue par des espoirs chimériques ?). J’ai remâché le vide entre les instants, et j’en ai produit moi-même, comme une bave qui imprègne mes jours. Devenir vieux : ne plus être tendu vers un temps à venir (mystérieux, souvent inquiétant), mais vers des moments isolés, d’avance décevants.

Pierre Pachet