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Boulez : la maîtrise de l'éclat

Article publié dans le n°1130 (16 juin 2015) de Quinzaines

Né en 1925, Pierre Boulez fête cette année son quatre-vingt-dixième anniversaire. À cette occasion, le musée de la Musique à Paris lui consacre une riche exposition. Le catalogue, accessible à un large public au-delà des seuls mélomanes, donne la mesure des audaces, de la complexité souvent fascinante, et des paradoxes féconds de cette œuvre hors normes.
Né en 1925, Pierre Boulez fête cette année son quatre-vingt-dixième anniversaire. À cette occasion, le musée de la Musique à Paris lui consacre une riche exposition. Le catalogue, accessible à un large public au-delà des seuls mélomanes, donne la mesure des audaces, de la complexité souvent fascinante, et des paradoxes féconds de cette œuvre hors normes.

Publié sous la direction de Sarah Barbedette, dont les contributions sont parmi les plus intéressantes, l’ouvrage présente successivement des réflexions esthétiques globales (la question de la « modernité », le rapport à la poésie…) et un « Parcours à travers les œuvres » qui juxtapose en de courts articles des éclairages ponctuels et saillants sur les œuvres, les partitions, les circonstances, affinités et rencontres du compositeur. Ce sont autant de fragments et d’éclats, qui se recoupent parfois sous des angles différents. Une vision de l’artiste s’y construit mais s’y disperse aussi, dans la logique à la fois fragmentée et synthétique qui préside à son art.

Dans sa conception d’ensemble, ce livre a l’avantage de présenter au lecteur les enjeux esthétiques de la création boulézienne sans s’articuler autour des aspects les plus connus, et médiatiques, de sa carrière institutionnelle. Ce n’est qu’incidemment, avant la chronologie finale, que sont rappelées précisément l’implication de Pierre Boulez à l’IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique/musique), les étapes de sa carrière internationale de chef d’orchestre, et les démêlés qu’il eut avec les autorités, dont il accepta l’aide tout en conservant une farouche et ombrageuse indépendance. 

Les citations de Boulez qui émaillent utilement les articles montrent à quel point son œuvre procède d’une volonté consciente, qui refuse le hasard et s’élabore en pleine lucidité, hors de toute complaisance pour le mythe de l’inspiration ou la mièvrerie des états d’âme. Attiré par l’univers des mathématiques, Boulez a en effet toujours repoussé une conception affective de la création. Avec un art consommé de la formule, saillante et volontiers polémique, il excelle à condenser les principes de son écriture musicale, faisant preuve d’une qualité de pensée marquée par l’exigence qu’il s’impose à lui-même. Pour autant, et comme le montre François Cusset dans un bel article, Boulez s’est toujours « montré réticent à produire une théorie de la musique […] il appelle de ses vœux la coïncidence de deux activités, critique et créatrice ». 

Les points de vue offerts par ces différents articles renvoient à une époque – apparemment révolue mais très proche – qui ne réduisait pas la création artistique à une parade ludique, mais la liait aux enjeux majeurs de l’existence. L’œuvre de Boulez a constamment dialogué avec les réflexions de Barthes, Foucault, Deleuze… Au fil des pages, on perçoit à quel point elle s’est construite dans le voisinage, sinon le sillage, de la « déconstruction ». La partition s’élabore en intégrant dans son matériau ce qui simultanément la défait : il faut, affirme Boulez, « savoir créer un ordre et le démolir en même temps ». L’œuvre doit même effacer les traces de son origine : elle s’inscrit dans un work in progress sans terme définitif puisque le compositeur revient sur ses partitions et les modifie, déjouant toute forme de clôture ou d’achèvement. La maîtrise du processus créateur est ainsi paradoxalement au service de l’imprévu : « Il devrait toujours y avoir dans l’événement musical un réseau de perspectives qui nous conduisent d’objet en objet en déviant peu à peu de l’origine, pour aboutir à des conclusions absolument logiques en même temps que totalement imprévisibles. »

Maîtrise de l’acte créateur, et reprise de son processus : ces deux principes se retrouvent dans toutes les phases de l’évolution du compositeur. Élève très doué d’Olivier Messiaen au Conservatoire de Paris (son maître affirmera : « il était tellement intelligent et tellement musicien qu’il n’avait pas besoin de professeur »), Boulez s’oriente d’abord vers l’ethnomusicologie (son œuvre sera d’ailleurs marquée par sa découverte de la musique de Bali, revivifiée plus tard par sa lecture des textes d’Artaud sur le théâtre balinais) ; il entame ensuite une carrière de chef d’orchestre au théâtre Marigny et devient directeur du Domaine musical, dont les concerts feront date ; ensuite, c’est comme compositeur qu’il s’impose, jouant un rôle déterminant dans la création de l’IRCAM et révolutionnant la conception de la création musicale en y introduisant les ordinateurs.

Les extraits de partitions annotées par Boulez apportent un éclairage visuel particulièrement suggestif. Une saisissante affinité les lie aux œuvres de Paul Klee ici reproduites : une même rigueur abstraite semble s’y manifester, dans une alliance de précision et de sensibilité créatrice, avec une tension typiquement boulézienne entre la précision de l’écriture, refusant le pathos autant que l’intervention du hasard, et le work in progress. Beaucoup d’indications marquent le soin avec lequel le compositeur entend maîtriser le matériau sonore : « extrêmement vif – pulvériser le son ; attaque brève, sèche, comme de bas en haut – rester sans nuances dans la très grande force ». Il ne rejette pas pour autant l’aléatoire puisque sa Troisième Sonate, comme le Tombeau, inspiré par le « Tombeau » que Mallarmé consacra à Verlaine, accorde à l’interprète une liberté qui relève de l’esthétique de l’« œuvre ouverte ». 

L’un des aspects les plus intéressants du livre est de montrer à quel point cette œuvre s’est construite dans un rapport constant avec les autres arts. La musique de Boulez dialogue avec les œuvres de Char, Mallarmé, Artaud, Klee, De Staël (qui s’est enthousiasmé pour la Deuxième Sonate du compositeur), Vieira da Silva. Comme le note Julie Verlaine, la rencontre avec la poésie et la peinture a engagé le compositeur dans une « réflexion continue sur l’espace et le temps en peinture et en musique : gestes, rythmes et perception ». L’œuvre de Boulez s’est associée aussi au théâtre, puisqu’il a collaboré pendant dix ans avec la compagnie Renaud-Barrault, avant d’affronter la scène de Bayreuth avec Patrice Chéreau. Plus étonnant pour le non-spécialiste est ici le développement sur l’influence du théâtre nô japonais, que Boulez découvrit grâce à la lecture de Claudel, et qui lui permit, notamment dans Répons, de penser les relations entre musique et théâtralité. Le dialogue avec les philosophes fut aussi d’une grande fécondité. Boulez rejoignait Foucault sur des points essentiels d’éthique ; et Deleuze lui fournit des concepts fondamentaux pour penser sa musique : les « blocs de sensations », la distinction entre espace « lisse » et espace « strié », la « diagonale » qui permet d’échapper à l’alternative mélodie/harmonie…

Ponctuées par une très riche iconographie, les analyses esthétiques du livre alternent avec de nombreuses photographies du compositeur, d’où émane un singulier mélange de douceur et de détermination. Un texte de Jean-Louis Barrault, rédigé en 1954, le disait brillamment : « nous sentions dans Boulez la pudeur extrême d’un tempérament rare, une sensibilité à fleur de peau, voire une sentimentalité secrète […] nous devinions bien que se tapissait dans Boulez le drame rare de l’éclosion. Il était habité, possédé ».

Daniel Bergez