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Désoccupé (4)

Article publié dans le n°1132 (16 juil. 2015) de Quinzaines

Les coulisses du journal intime (auquel ces pages s’apparentent un peu ; et qui ne tient en soi un journal intime, même non écrit, pour accompagner de paroles les moments vécus ?) ...

Les coulisses du journal intime (auquel ces pages s’apparentent un peu ; et qui ne tient en soi un journal intime, même non écrit, pour accompagner de paroles les moments vécus ?) : il prétend ouvrir un fond de la vie personnelle, mais dans quelle disposition d’esprit ? Accablée sans doute, dépressive, improductive. Il est vrai que, lorsque Gide écrit et publie son Journal des Faux-Monnayeurs, c’est pour accompagner son activité de romancier, et en réalité pour la prolonger et l’étendre. En revanche, quand Kafka est créatif, il laisse de côté ses cahiers, et il y revient aux jours d’aridité ou de désespoir. Mais il n’y a pas de règle. Le journal intime tient lieu de vie, c’est souvent là que se tient la vraie vie de celui qui n’en a pas, ou pas pour le moment.

C’est cependant une vraie vitalité qui s’y amorce ou s’y déploie, consistant à prendre une pensée, un souvenir récent, à le laisser devenir suite de mots, et phrase : une responsabilité jusque dans le délaissement. Maintenir ou assouplir le savoir-écrire, la capacité d’ordonner, par moments, avec des doigts qui tremblent sur le clavier, ou déjà dans un remuement intérieur, l’afflux et la confusion des envies de dire.

Énergie de quand il semblait ne plus y en avoir. Stimulée par un tressaillement intérieur, un rien. Par exemple, la lecture, par désœuvrement, d’un roman écrit par Vargas Llosa dans son grand âge, Le Héros discret, plein de saveurs, de soucis, de jubilation à raconter ; récit lui-même enclenché par le souvenir d’un chapitre du Docteur Faustus de Thomas Mann, où apparaît le diable, sous des dehors banals. Il n’a même pas la mauvaise odeur ou la passion scatologique qui le caractérise dans les livres de Queneau, comme Le Chiendent, que le romancier péruvien francophile a certainement lu, à en juger par l’usage qu’il fait lui aussi des changements inattendus d’interlocuteur qui ne gênent pas la lecture.

Recours devenu devoir quotidien ou presque, contre le vide, devant le vide. Mais au moment où le journal s’écrit, la remémoration et la narration des moments récemment vécus prennent le pas sur l’instant présent, à la table, le recouvrent et le rejettent dans l’ombre. Le journal des pensées, des humeurs et des rencontres, ce journal ment et se ment.

Il faut déjà aller le chercher (un cahier bleu dissimulé derrière une pile ; un document dans l’ordinateur). S’y mettre : effort minuscule et démesuré. Repousser les soucis, leurs appels (oublié d’acheter du liquide vaisselle et du shampoing ; prendre rendez-vous chez le dentiste, ça devient urgent), comme on débarrasse un coin de table.

Le journal ment ainsi déjà sur le temps – et sur l’effort de concentration, de remémoration, de mise au point – que ça prend de le tenir (Jean Echenoz : « j’ai essayé de tenir un journal. J’ai arrêté, je ne faisais plus que ça »), quand mille occasions de s’y dérober se présentent : par exemple, s’adonner à des jeux, au spectacle d’une finale de Roland-Garros, le comble du vide haletant, pour éviter d’avoir à regarder le vide de la vie, et d’en extraire quelque chose. Avec en continu, à chaque moment, le souci de de se regarder vivre, en tout cas de ne pas se laisser inobservé ; comme lorsque Belmondo, torse nu, dans À bout de souffle, se campe devant le miroir, les poings fermés, et dit avec humour : « Je suis un très grand boxeur. »

Désoccupé : suroccupé. Parce que les gestes simples, courants (nouer un lacet, couper un ongle de pied, ranger un livre, verser de l’eau dans un verre), à accomplir seul, demandent tant de précautions et d’attention, aux bords acérés du danger d’accident. De cela le journal ne rend pas compte, ne le peut ni ne le veut. Il le laisse aux calculs, aux listes qu’on établit pour ensuite cocher chaque tâche, et jeter le papier avec le ticket du supermarché. Se laver le matin : pourquoi le noter ? Sauf si l’on essaie de ressaisir les motifs qu’on a de le faire, de ne pas se laisser aller, quand on le fait, non pour être vivable pour quelqu’un avec qui l’on vit, mais que c’est une discipline coûteuse, sans autre but que de préserver une dignité d’homme, pour le principe.

Le journal est sans doute le plus véridique lorsque, comme chez Amiel, il se consacre sans détour au temps vide, et à l’humeur qui doit le subir. Humeur fluctuante, seule variation des journées sans incident et sans attente, scandées par des manies, du thé du matin à l’examen de conscience avant d’essayer de dormir. Mais comment noter une humeur contradictoire, un breuvage exotique où se côtoient sans se mêler le morne désespoir, les violents accès d’un inconsolable, et la simple satisfaction de vivre encore de beaux jours ? Comment en rendre compte à soi-même sans s’exagérer les douleurs, ce serait déshonorant, sans oublier le plaisir (d’oiseaux qui chantent avant le soir, d’une odeur de jasmin inopinée venue du buisson fleuri en haut d’un mur de la rue, d’un peu d’énergie retrouvée) ? Comment taire l’impératif sans raison qui anime la main du rédacteur de journal, qui aurait mieux à faire – mais non, justement – et qui se soumet comme à une ascèse ancienne, superstitieuse : ce qui n’est pas noté est gaspillé, perdu, et risque de revenir comme le remords des jours gâchés ?

C’est la vitalité de Mario Vargas Llosa qui est admirable : il continue à raconter des histoires, celle-ci située dans son Pérou natal, où le développement économique favorise la classe moyenne, mais aussi le parasitisme des mafias, le racket. Il regarde ses personnages boire des jus de fruits glacés pour lutter contre la chaleur, comme ils luttent contre la soumission aux voyous qui les menacent. Celui qui sait raconter échappe à la tentation de se plaindre.

Pierre Pachet