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Désoccupé (5)

Article publié dans le n°1135 (16 sept. 2015) de Quinzaines

Apprendre à se taire : viendra assez tôt le moment où, désinhibé par la sénilité, on ne pourra se retenir de laisser sortir de soi des paroles incongrues ou obscènes. Apprendre encore et...

Apprendre à se taire : viendra assez tôt le moment où, désinhibé par la sénilité, on ne pourra se retenir de laisser sortir de soi des paroles incongrues ou obscènes.

Apprendre encore et toujours à se contenir, à faire bon usage de ses émotions, de ses réactions. Tard l’autre soir, dans le RER, un jeune homme (entre dix-huit et vingt-deux ans ?) s’étalait sur plus d’une place. À côté de lui, une voyageuse, jeune elle aussi, encombrée d’un gros sac, venant de l’aéroport, finit par renoncer et trouve un siège un peu plus loin. Il la regarde avec une hostilité, une envie d’insulter (« raciste ! ») qu’il ne peut exprimer, car il est seul, sans une bande complice. Une autre jeune voyageuse vient occuper le siège libre, et parvient, par la fermeté de son regard et de ses gestes, à faire respecter l’intégrité de la place qui lui est due. Le jeune garçon s’est soumis, mais il cherche à exprimer, par des regards, des torsions des lèvres, des sourires moqueurs adressés au vide, son mécontentement, ou sa haine de l’ordre qui s’est imposé à lui. Ou son désir de compagnie.

Le contrôle de soi : est-ce un excès de contrôle, une atteinte à la spontanéité ? Non, car mieux vaut se contrôler soi-même qu’être contrôlé par d’autres, de force ; mieux vaut se gouverner soi-même que de protester contre la mainmise d’autrui. C’est, comme l’avait écrit Octave Mannoni dans sa Psychologie de la colonisation (critiquée sans doute à tort par son confrère psychiatre Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs), et dans « La décolonisation de soi », préférer le self-government à l’indépendance. Il énonçait ainsi un principe plutôt anglais que français, qui paraissait aussi inacceptable dans les années 1950-1960 aux partisans de l’indépendance de l’Algérie que lors de la fin du mandat britannique en Palestine, quand les dirigeants de la population juive s’étaient ralliés au projet d’un État internationalement reconnu, avec une armée – et pas seulement une organisation d’autodéfense –, et au nom magique d’indépendance, qui prévalut aussi dans l’ensemble des régions touchées par la décolonisation. La passion allait écarter la pratique plus terre à terre, plus progressive, de l’auto-administration, avec des institutions locales davantage orientées vers les tâches à effectuer que vers la reconnaissance de soi par une illusoire instance supérieure, par l’imaginaire vaste monde. Désirer être indépendant, c’est paradoxalement se vouloir suspendu à cette impossible reconnaissance.

« Mais c’est qui, ce type qui a du mal à marcher ? », se demandait-il surpris, ou inquiet, en essayant d’avancer quand même.

Pourquoi grogne-t-il – grogne-t-on – pour accompagner l’effort de marcher quand on a les cuisses, les épaules et les bras douloureux ?

Est-ce identique aux cris parfois aigus que poussent les travailleurs de force, les athlètes (Serena Williams), comme pour s’encourager ou intimider l’adversaire ou la difficulté, se dédoublant, l’un faisant l’effort douloureux, l’autre resté sur le banc de touche criant : « vas-y ! » ?

N’y a-t-il pas là quelque ostentation? Mais s’il y a ostentation (pour supporter la douleur), c’est aussi pour ne pas être seul avec elle : être deux pour se tenir compagnie, ou solliciter, voire exiger, le soutien d’un témoin qui n’avait rien demandé.

Comme s’il y avait en soi quelque chose qui, instinctivement (si ça existe à ce niveau) ou naturellement, croyait bon d’accompagner l’effort musculaire par une poussée de la gorge. Comme le prolongement – la légère exagération – du râle d’essoufflement. Ainsi s’esquissent ou se créent les différenciations dans l’âme.

Pour connaître le sentiment des psychophysiologues, je googlise « grognement d’effort », et surtout « effort grunt ». Certains auteurs veulent y voir une façon de communiquer ses sensations à un auditeur. Pour ma part, je réprime autant que possible ces grognements quand je peux être entendu. Il est vrai que ça ne prouve rien : on peut pleurer dans l’absolue solitude, en direction d’une bienveillance qu’on ne fait qu’imaginer. Je préfère les études qui décrivent ce grognement, et, déjà chez les chimpanzés ou les bébés, comme une expulsion explosive d’air quand le souffle, après avoir été retenu pendant l’effort, est enfin relâché. Une sorte de soupir de soulagement. Mais pardon : pourquoi alors faire ou laisser vibrer les cordes vocales ? Serait-ce une plainte, ou un cri ? N’est-ce pas un pas de plus par rapport à ce qui serait seulement une respiration bruyante ? Non, un simple râle, adressé à personne qu’à soi, ou à la vie.

C’est vrai, la vie solitaire, non regardée, favorise le laisser-aller, l’avachissement. Le contrôle de soi (« egkrateia », en grec ancien) n’est pas une manie, une pathologie, un excès coupable, un acte de soumission. C’est la clef de l’autonomie, de la sortie de l’enfance, jamais tout à fait acquise. Renoncer à se contrôler, ce n’est hélas pas se laisser aller (aux désirs, au flux de la vie) ; c’est s’en remettre aux autres.

Contrôler ou contenir l’impatience de la convoitise : apprendre à attendre son tour, à attendre que ce soit l’heure, que cela vienne.

Tuer en soi, à chaque moment – car cela ne cesse de renaître –, l’espoir, l’attente ; de façon à éviter la cruelle déception.

Tous les animaux de notre genre attendent : le chien domestique sa pâtée, le prédateur sa proie, en se tenant scrupuleusement immobile et concentré, malgré sa décontraction apparente.

Le faire en pensant superstitieusement à quelqu’un (la disparue, autour de laquelle se disposent tant d’objets, de flacons, de casseroles, de tapis, dans la cuisine, le salon ou la salle de bain) ; ou à Quelqu’un?

Comme les marranes découverts au Portugal en 1988 par Frédéric Brenner, qui, après des siècles de silence, respectaient encore ce qu’on peut à peine appeler des rites ; plutôt des évitements ; sans en connaître la signification spirituelle précise, sinon celle de la fidélité.

Pierre Pachet

Nadine Rohmer

Le 06/09/2016
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