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Détresse existentielle

Antoine Desjardins est un primo-romancier canadien auquel il faut souhaiter longue plume. Car il a incontestablement des choses à nous dire et le fait dans une prose élégante et généreuse. La publication de son livre l’année dernière chez La Peuplade (Québec) avait échappé à notre attention. Une circinstance heureuse nous a donné l'occasion de lui donner l’écho qu’il mérite…
Antoine Desjardins
Indice des feux
Antoine Desjardins est un primo-romancier canadien auquel il faut souhaiter longue plume. Car il a incontestablement des choses à nous dire et le fait dans une prose élégante et généreuse. La publication de son livre l’année dernière chez La Peuplade (Québec) avait échappé à notre attention. Une circinstance heureuse nous a donné l'occasion de lui donner l’écho qu’il mérite…

Pour ce recueil de nouvelles paru en 2021, Antoine Desjardins s’est vu attribuer le prix du Roman d’écologie en 2022. L’auteur y tisse chaque narration comme une approche particulière de la crise écologique en cours.

L’une d’elles, intitulé « Couplet », est particulièrement remarquable et troublante. La fiction nous fait entrer dans l’intimité d’un jeune couple qui voit le sentiment amoureux qui les lie depuis cinq ans s’éteindre symétriquement à leur découverte de l’extinction progressive des baleines noires, une espèce menacée par les activités humaines. Le lien organique entre les deux déclins, celui d’une espèce, celui d’un amour, est disséqué avec une retenue qui confère au récit une force extraordinaire. L’histoire commence sur le littoral de la baie du cap Cod (dans l’État du Massachussetts, aux États-Unis) où les deux jeunes gens passent leurs derniers jours de vacances. Leur quête de beauté est fébrile. On perçoit une anxiété sourde – ils ne verbalisent pas leurs émotions mais la dégradation visible de la nature environnante leur cause un chagrin tel qu’ils le taisent. Le narrateur (le protagoniste masculin) décrit quelques scènes où les mots disent plus que ce qu’ils semblent dire : « D’un monde révolu où la nature était encore souveraine, qui ne semblait pas pouvoir être le mien. » Depuis la falaise où ils sont assis, l’homme et la femme assistent à une dérive de phoques dans la nuit. Le spectacle les bouleverse. Le narrateur décrit sa gêne d’être là. Il lui semble qu’il n’a pas le droit d’assister à cette beauté, qu’il entre par effraction dans ce paysage. La culpabilité rôde comme un sentiment inavouable. La baleine noire hante les esprits. Les touristes, rares en cette saison, ne parlent que d’elle. Son extinction programmée en fait l’héroïne des lieux.

Quelques jours plus tard, le couple rentre à Montréal. Le narrateur découvre dans les journaux qu’une baleine, peut-être celle qu’il pense avoir entraperçue pendant son séjour américain, a été découverte éventrée, échouée sur le flanc, au large du Massachussetts, prise accidentellement dans les cordages des pêcheurs de homard et de crabe. Sa compagne aussi a lu l’information, mais aucun des deux n’en parle à l’autre. Ils taisent cette information comme on tairait une honte intime, un petit secret dont on n’est pas fier et que l’on garde pour soi : « J’ai rabattu l’écran de mon portable d’un coup sec, le regard aussi pudique que si on venait de me surprendre en plein visionnement d’un film porno. Sam a déposé son sac sur la table de la cuisine, n’a rien dit. Moi non plus. » Face à la perte de repères induite par la transformation mortifère de l’environnement, l’impossibilité à communiquer leur désarroi éloigne les deux amoureux. L’essentiel n’est plus dans leur vie, l’essentiel se joue ailleurs, et cet ailleurs devient leur vie, les dépossède de leurs espoirs d’avant, y compris celui de devenir un jour des parents.

[Extrait]

« Sans raison apparente, sans que nous nous soyons même très légèrement disputés, nous avancions maintenant en terrain glissant. Chacun notre tour, nous émettions des phrases à haut coefficient de néant, d’une niaiserie abyssale, au sujet de la fréquence de passage des métros à l’heure de pointe, de la facilité de trouver un espace de stationnement dans notre nouveau quartier, cherchant à combler le vide par tous les moyens. »

Antoine Desjardins, Indice des feux

Patricia De Pas

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