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Frank Gehry

Un bâtiment indéfinissable, semblant échapper à toute fonction, y compris à celle qui était programmée, celle de musée. Troublant, à la lisière du bois de Boulogne. Cette réussite est celle de Frank Gehry. En même temps que cette création, nous est offerte, à Beaubourg, dans les galeries d’en bas, une anthologie de quelque soixante maquettes, dessins, esquisses, qui nous font suivre les étapes de l’œuvre de l’architecte.

EXPOSITION
FRANK GEHRY
Centre Georges-Pompidou
8 octobre 2014-26 janvier 2015

 

Catalogue sous la direction des commissaires de l'exposition, Aurélien Lemonier et Frédéric Migayrou
Centre Pompidou, 225 p., 42 €

 

FONDATION LOUIS VUITTON
Bois de Boulogne, avenue de Mahatma Gandhi (navette tous les 1/4 h, avenue de Friedland-Place de l'Etoile

Un bâtiment indéfinissable, semblant échapper à toute fonction, y compris à celle qui était programmée, celle de musée. Troublant, à la lisière du bois de Boulogne. Cette réussite est celle de Frank Gehry. En même temps que cette création, nous est offerte, à Beaubourg, dans les galeries d’en bas, une anthologie de quelque soixante maquettes, dessins, esquisses, qui nous font suivre les étapes de l’œuvre de l’architecte.

Frank Gehry est né en 1929 à Toronto. À dix ans, il s’installe avec sa famille à Los Angeles. Les espaces de la Californie, les villes en construction de bric et de broc, les maisons de tôle et de bois retiennent son regard. Son grand-père a une quincaillerie. L’enfant manie les clous, le mastic, le verre, le fer. Il conservera cette « référence tactile ».

Dans le même temps, une autre « origine », la tradition juive. L’enfant écoute son grand-père lire le Talmud. Il recueille cette leçon : « Pourquoi est-ce comme ça ? Pourquoi pas comme ça ? Et comment c’est fait ? Comment ça marche ? »

La « partie juive », Gehry, issu d’une famille d’émigrés polonais, l’a gommée de son patronyme, préférant, après des hésitations, un nom qui le mette à l’abri des ressacs d’antisémitisme. En 1961, il passe une année à Paris, travaillant avec un architecte et un urbaniste. Il est attaché à cette association des deux disciplines. Elle marquera ses perspectives neuves – auxquelles il donne corps –, qu’il découvre à Los Angeles, à commencer par son habitation, combinaison de maisons antérieures et, dit-on, de déchets, qu’entoure de la tôle ondulée.

L’un des textes du catalogue est intitulé « La promesse des villes ». En exergue, cette profession de foi de Frank Gehry, datée de 1985 : « Ton œil commence à créer des images que tu enregistres et tu trouves là de la beauté. Nous sommes les commentateurs de cette beauté qui nous entoure. C’est tout ce qu’on peut faire. » Cette beauté, l’œil et la main de Gehry l’éprouvent, la relèvent chez des artistes, peintres et sculpteurs. Sa parenté avec Robert Rauschenberg est visible. Parmi des centaines d’exemples possibles de Combines, regardons le Trophy V, for Jasper Johns, de 1962 (reproduit dans le catalogue de Beaubourg en 2006). Pontus Hultén y écrivait : « Pour moi, les combines rayonnent de poésie. » Ces mots valent pour bien des séries d’œuvres de Frank Gehry.

Le deuxième nom de peintre plusieurs fois cité par l’architecte : Giorgio Morandi. Surprenant ? Mais, en 1987, une maison (le singulier convient mal à cet ensemble de constructions juxtaposées, formellement liées, y compris par le jeu différentiel des couleurs). Une maison dont Gehry dit que, plus qu’une sculpture, c’est une véritable « nature morte à la Morandi ». On trouvera dans le catalogue des images, sous plusieurs angles, de la Winston Guest House.

Dans ces années, l’orthogonalité règne. C’était avant le vaste édifice complexe de Vitra International. Tohu-bohu formel où, en 2003, l’architecte monte ensemble avec précision un hall d’assemblage de meubles (lui-même dessine des meubles), un musée, une bibliothèque, des bureaux. Le Vitra est devenu célèbre. Il fut la première œuvre de cette ampleur réalisée par Gehry en Europe, aux confins de l’Allemagne, de la Suisse et de la France.

Autre figure, les voiles, au sens maritime, chez cet amateur de navigation. Il construit un vaisseau parmi les vignobles fameux de Marqués de Riscal. Une voile teintée comme de tanin constitue la couche supérieure du bâtiment espagnol.

Ailleurs, à New York, une tout autre référence pour une tout autre construction : une tour de soixante-seize étages à Manhattan, la Beekman Tower. Et il note au sujet de cette commande de l’objet le plus connoté de la modernité, le plus usé, la tour : « Je suis un véritable moderniste, en ce sens que je crois en la pureté qu’il ne faut pas décorer. Mais les bâtiments nécessitent néanmoins un décor puisqu’ils ont besoin d’éléments qui leur confèrent une échelle. Ils doivent à mon avis être à l’échelle humaine. »

Mais le moyen d’y parvenir peut paraître ici singulier. Du haut vers le bas de la façade, court comme un drapé. Frank Gehry en explique l’origine avec sa précision habituelle : « Je pensais à l’Extase de sainte Thérèse et à ses plis merveilleux. Pour moi, ils sont très architecturaux. Michel-Ange dessine des plis tout en douceur, ceux du Bernin sont plus anguleux. J’ai réalisé un petit croquis, puis j’ai demandé à une jeune fille de Princeton qui était à l’agence si elle connaissait la différence entre les plis du Bernin et ceux de Michel-Ange. “Oui” me répondit-elle. Alors faites-moi des lignes avec des plis du Bernin, lui ai-je alors demandé et elle a fabriqué une petite maquette. Ça a marché, et c’est ce que nous avons construit. » L’ordinateur ne mène pas à tout.

Le dessin initial des maquettes, voire un papier froissé : on en voit à Beaubourg. Et aussi au bois de Boulogne, dans la grande salle rassemblant le plus visible de la conception et de la réalisation de la Fondation Louis Vuitton. Et des chiffres, innombrables.

Et maintenant ce vaisseau, cet espace mesuré, fermé ouvert, ces hauteurs, ces circulations d’eau. Et le silence qui se fait parmi les visiteurs. Dans l’auditorium, un très grand panneau rectangulaire, où des couleurs sont modulées. Aux parois, çà et là, cinq panneaux monochromes d’Ellsworth Kelly. Un ensemble musical.

D’un autre ordre, ailleurs, un homme (de Thomas Schutte), géant, les jambes à demi prises au sol. Et proche de lui, dominant la salle, une construction très légère. Le géant, plus qu’un symbole de la condition humaine, entravée, peut paraître le signe de la condition muséale. Quelque part, Frank Gehry parle des cathédrales vides.

Georges Raillard