Liquider les malades mentaux

L’élimination physique des « bouches inutiles » a été l’une des obsessions fondamentales du nazisme et représente avec la Shoah l’articulation centrale sans laquelle il n’aurait pas existé.
Götz Aly
Les anormaux ou l'Archipel de l'euthanasie
L’élimination physique des « bouches inutiles » a été l’une des obsessions fondamentales du nazisme et représente avec la Shoah l’articulation centrale sans laquelle il n’aurait pas existé.

Dès les années 1920, cette élimination a été envisagée par certains membres du corps médical (comme le psychiatre Alfred Hoche) ; elle prendra toute son importance à partir de 1933. L’organe principal de l’extermination fut le Kaiser-Wilhelm Institut (Institut de l’empereur Guillaume). Il regroupait toutes les disciplines scientifiques ; la section d’anthropologie, de génétique et d’eugénisme était dirigée par l’un des principaux organisateurs de l’euthanasie des « malades mentaux », le professeur Eugen Fischer, l’ami le plus fidèle de Heidegger, lequel jugeait lui-même cette euthanasie indispensable. Curieusement, Eugen Fischer n’apparaît pas dans le remarquable ouvrage que Götz Aly consacre à la mise en œuvre de ces assassinats collectifs et à leurs victimes.

Il y a eu déjà, et c’est heureux si l’on peut dire, de nombreux et importants travaux – que cite l’auteur – sur cette effroyable pratique, instituée en 1939, et même avant dans des cas isolés (hiver 1937, sanatorium de Wernigerode). La documentation très abondante et très précise sur ce sujet (disponible dans divers livres de poche) montre la gigantesque extension de cette entreprise de mise à mort. Elle cessa, mais seulement en apparence, le 24 août 1941, à la suite de la série de protestations de l’archevêque de Münster, le cardinal von Galen, qui ne fut en rien inquiété malgré les appels de la Gestapo locale car, la campagne de Russie d’ores et déjà perdue, ni Hitler ni Goebbels ne voulaient risquer de mécontenter la population, même si celle-ci était parfaitement informée.

Tout le monde connaissait les rumeurs et savait que les familles recevaient de singuliers faire-part de décès, et pourtant on ne se posait guère de questions. La destruction de vies considérées comme « lebensunwertes Leben » (indignes d’être vécues) s’était déroulée jusqu’à cette protestation dans une indifférence consentante. Jusqu’en 1945, elle se produisit plus ou moins à l’écart de la population et fut continuée avec ardeur et même, par certains médecins, avec enthousiasme (Ernst Klee, Euthanasie) ; elle fit plus de cent soixante-dix mille victimes dans la population « aryenne ». Les rares médecins qui, comme le psychiatre Ewald, s'opposèrent à l'euthanasie ne furent pas inquiétés. Curieusement, le médecin nazi le plus connu, Ferdinand Sauerbruch, fut de ceux qui élevèrent la voix.

Les centres de mise à mort se trouvaient à Grafeneck et à Reutlingen, dans le Würtemberg ; à Brandenburg, près de Berlin, et en bien d’autres lieux. C’est dans des institutions comme Hadamar ou Grafeneck que commencèrent à être mises au point les « chambres à gaz », sous forme de camions dans lesquels les malades étaient assassinés, au moyen des gaz d’échappement évacués vers l’intérieur des véhicules. À partir de 1941, les médecins se mirent à tuer de tels patients dans des cliniques tout à fait ordinaires, au moyen de simples piqûres.

Les travaux de Benno Müller-Hill (Science nazie, science de mort : L’extermination des Juifs, des Tziganes et des malades mentaux de 1933 à 1945) et surtout d’Ernst Klee apportent sur ce sujet des informations essentielles. Les instances communales et les autorités judicaires étaient tenues au courant. Götz Aly rapporte les cas de rencontres intercommunales réunissant plus de deux cents maires (Oberbürgermeister) de villes grandes ou moyennes ; il évoque aussi une réunion de présidents de cours d’appel et d’avocats généraux au cours de laquelle les participants furent officiellement informés de l’ « Aktion » : c’est par ce terme qu’on désignait l’entreprise criminelle de mort industrielle inaugurée par le T4 (l’institut d’Eugen Fischer).

Ce qui donne à l’ouvrage de Götz Aly son caractère particulier, c’est l’empathie dont il témoigne vis-à-vis des victimes. Il décrit certains cas de « disparition » en s’efforçant de mettre en relief leur dimension tragique. Son livre est le fruit de plusieurs dizaines d’années de recherches, d’abord fortement entravées par les divers instituts médicaux qui tous avaient été plus ou moins compromis et avaient d’accablants documents à cacher – et ce jusque vers 1995. Götz Aly a élaboré le concept de « Gefälligkeitsdikatur » (« dictature par consentement ») : en effet, les Allemands semblaient largement d’accord pour livrer les plus faibles et les plus démunis à la chambre à gaz, à la piqûre mortelle ou à la mort par inanition. Ces mises à mort étaient considérées comme une « délivrance » pour les malades. Non seulement on gazait les débiles et les épileptiques, mais aussi les tuberculeux ou les « paresseux » (« Arbeitsscheue ») pour faire de la place et réduire les frais.

C’est à l'origine un motif personnel qui a conduit Aly à entreprendre ce travail. Il a une fille handicapée, il a consulté un jour sans le savoir un spécialiste qui avait été médecin chef de la clinique universitaire pour enfants de Heidelberg et envoyait les enfants à Eichberg, un autre établissement de meurtres d’enfants, pour y être gazés. Aussi s’agit-il pour l’auteur, au premier chef, de rendre leur dignité, leur personnalité, leur destin à ces victimes. Il publie de nombreux et très touchants extraits de lettres de quelques-uns parmi ces dizaines de milliers d’enfants, de vieillards, de femmes mis à mort uniquement parce qu’ils furent jugés anormaux par quelques médecins criminels. On estimait que la « science » profitait des expérimentations, et le fameux Mengele d’Auschwitz fut bien loin d’être le seul à utiliser des cobayes humains et à les assassiner.

Georges-Arthur Goldschmidt