Instruments de propagande

Parmi les hiérarchies difficilement évitables figure celle des orchestres, où le Philharmonique de Berlin, qui passa jadis des mains de Furtwängler à celles de Karajan, se situe au sommet. Dans ce livre (1), Misha Aster, s’appuyant sur de nombreux documents et archives, examine les relations entre l’Orchestre philharmonique de Berlin (OPB) et l’État national-socialiste, autrement appelé le IIIe Reich (1933-1945).
Misha Aster
Sous la baguette du Reich. Le philharmonique de Berlin et le national-socialisme
Parmi les hiérarchies difficilement évitables figure celle des orchestres, où le Philharmonique de Berlin, qui passa jadis des mains de Furtwängler à celles de Karajan, se situe au sommet. Dans ce livre (1), Misha Aster, s’appuyant sur de nombreux documents et archives, examine les relations entre l’Orchestre philharmonique de Berlin (OPB) et l’État national-socialiste, autrement appelé le IIIe Reich (1933-1945).

Le Philharmonique de Berlin eut le statut d’une coopérative privée avant d’être placé (en 1934) sous le contrôle direct du ministère de l’Instruction populaire et de la Propagande, ministère confié à Goebbels et chargé de répandre l’idéologie nazie par sa mainmise sur la presse, l’édition, le cinéma et la radio. En même temps que le livre de Misha Aster a paru en poche un recueil d’articles de Joseph Roth écrits dans les années trente (2), où l’auteur, parlant de cette institution, dit que « le IIIe Reich est le premier État à s’être muni d’un ministère de la Propagande, comme si son pays était une fabrique de savon. Si le monde était plus critique et moins bienveillant envers les brigands légalisés, le fait – à lui seul – qu’un État fasse de la propagande aurait dû éveiller la méfiance générale ». Goebbels vit dans le Philharmonique un « instrument exceptionnel de propagande culturelle », nous dit Misha Aster.

La prise en charge de l’OPB par le Reich fit de ses membres des fonctionnaires, qui par définition « tombèrent sous le coup des lois raciales déjà en vigueur dans la fonction publique », lesquelles allaient s’étendre un peu plus tard à tous les secteurs. En 1933, l’OPB comptait quatre Juifs dans ses rangs (sur plus de cent musiciens). Deux d’entre eux partirent d’eux-mêmes, si l’on peut dire ; un autre se vit racheter son poste pour une somme très élevée ; le dernier s’en alla quand le ministère exigea qu’il travaillât davantage que ses collègues pour un salaire moindre que le leur.

Restait du point de vue du régime le problème des Halbjuden, et aussi la question des musiciens dont l’épouse était juive. En 1937, Goebbels note dans son journal : « Il reste encore quelques demi-Juifs à la Philharmonie. Je vais essayer de les ôter de là. Ce ne sera pas facile. Furtwängler fait tout pour les garder ». En effet, Furtwängler, qui ne supportait pas l’ingérence de l’autorité politique dans les affaires artistiques, avait signifié à Gobbels que la seule distinction entre les instrumentistes qui valût à ses yeux était celle des bons et des mauvais ; il lui avait déclaré que les musiciens juifs de l’orchestre avaient été engagés « car malgré des recherches extrêmement poussées aucun représentant aryen de talent approchant ne s’était présenté ». La direction de l’orchestre annula les abonnements des spectateurs juifs. Il fut finalement interdit au prestigieux Bruno Walter, qui était juif, de diriger un concert, sous le fallacieux prétexte que la sécurité ne pouvait en être garantie.

Parmi les musiciens de l’OPB, les membres du parti national-socialiste furent très minoritaires. Aster note que « dans le IIIe Reich, l’adhésion au parti pouvait évidemment être un atout important pour un carriériste ». La plupart des musiciens résistèrent à la tentation, mais personne ne pouvait ignorer que l’OPB était devenu un instrument du régime, son « ambassadeur musical », selon Misha Aster. Par ses tournées, il avait mission de faire rayonner la culture allemande à l’étranger. L’orchestre fut tenu de participer à quantité de cérémonies officielles, et joua chaque année à partir de 1937 pour l’anniversaire de Hitler.

Pour les nazis, ce qui importait était la dimension nationale de l’art : « l’idée que l’art serait international est un lieu commun particulièrement superficiel » (bureau de presse de l’OPB). Ils étaient persuadés (non sans raisons) qu’en matière musicale rien ne pouvait égaler la tradition allemande. Voici un extrait du scénario du film de 1943 Die Philharmoniker : « Voyez-vous, ils ont beau avoir tant de trésors, dans le reste du monde, et être plus riches en pétrole, en charbon et en or, au royaume de la musique, ils sont tous comme de misérables boutiquiers devant notre trône ».

L’essentiel du répertoire de l’OPB était donc constitué des œuvres des compositeurs allemands du XVIIIe et du XIXe siècle, « auxquels s’ajoutaient les contemporains écrivant dans un langage musical proche du romantisme » (Aster pense ici surtout à Richard Strauss). En plus de Strauss, se rencontraient principalement dans les programmes : Beethoven, Brahms, Bruckner, Haydn, Mozart et Wagner. Les seuls non-Germains qui s’imposassent étaient Berlioz et Tchaïkovski. Mendelssohn posait un problème à part aux nazis : il était certes juif, mais il était un pilier du répertoire germanique. Aussi fallut-il quelques années pour qu’il disparût de l’affiche, où il revint, symboliquement, lors du premier concert de l’après-guerre (26 mai 1945). Après que la France eut déclaré la guerre à l’Allemagne, les compositeurs français joués jusque-là (Debussy et Ravel notamment) furent proscrits à leur tour.

Le ministère prit en 1942 une circulaire selon laquelle « les œuvres nouvelles et problématiques ne [devaient] pas être jouées ». L’interdiction de l’opéra de Hindemith Mathis le Peintre, trop audacieux aux oreilles des nazis, avait causé la démission provisoire de Furtwängler quelques années plus tôt. Pour les nazis, remarque Richard Evans (Le IIIe Reich, Flammarion, 2009), « l’esprit de tonalité et de simplicité était aryen, l’esprit d’atonalité et de complexité était juif ». Dans le même ouvrage, Evans cite Goebbels : « Il serait opportun de s’élever contre l’expérimentation artistique ».

Le livre de Misha Aster comporte quelques naïvetés. Au sujet d’un chef d’orchestre d’un arrivisme que ne modérait apparemment aucun scrupule, Aster affirme que ses « diatribes antisémites paraissaient refléter davantage ses frustrations professionnelles […] qu’aucun sentiment profond de supériorité raciale ». Autre exemple : « Furtwängler ou Lorenz Höber [un altiste] n’étaient pas plus foncièrement nazis que Bruckner ou Brahms ». Rappelons que ces deux compositeurs sont morts quelques années avant la fin du XIXe siècle.

Mais l’ouvrage, très détaillé, fruit d’un gros travail, nous permet d’entrevoir comment, au cours de ces douze années de ténèbres, les nazis ont tenté de mettre certaines des plus belles productions de l’esprit humain au service de leur idéologie de meurtre.

  1. Paru il y a quatre ans, il n’avait pas encore été recensé dans nos colonnes.
  2. Joseph Roth, Une heure avant la fin du monde, Liana Levi, coll. « Piccolo », 2009 (traduit de l’allemand par Nicole Casanova).
Thierry Laisney