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JLG au noir

 « Le langage a aussi des allures catastrophiques » affirmait un des textes disséminés dans l’exposition du Centre Pompidou Voyage(s) en utopie dont Jean-Luc Godard avait lui-même assuré le commissariat en 2006. À un moment où le canard du doute contamine les expressions les plus courantes (Henri Garat pourrait-il aujourd’hui chanter, comme en 1936, à Danielle Darrieux, qu’il est « un mauvais garçon/Avec des façons/Pas très catholiques » sans être soupçonné du pire ?), les lèvres de vermouth dudit canard maldororien risquent fort de se refermer sur les mollets du cinéaste, au su de quelques bribes des conversations tenues il y a quelques années et qui sont enfin livrées à la fin de ce mois. 
Alain Godard Fleischer
Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard
 « Le langage a aussi des allures catastrophiques » affirmait un des textes disséminés dans l’exposition du Centre Pompidou Voyage(s) en utopie dont Jean-Luc Godard avait lui-même assuré le commissariat en 2006. À un moment où le canard du doute contamine les expressions les plus courantes (Henri Garat pourrait-il aujourd’hui chanter, comme en 1936, à Danielle Darrieux, qu’il est « un mauvais garçon/Avec des façons/Pas très catholiques » sans être soupçonné du pire ?), les lèvres de vermouth dudit canard maldororien risquent fort de se refermer sur les mollets du cinéaste, au su de quelques bribes des conversations tenues il y a quelques années et qui sont enfin livrées à la fin de ce mois. 

Retour aux origines : en 2004, Godard prépare, à la demande de Dominique Païni, alors directeur du Développement culturel du Centre Pompidou, une exposition, fruit de plusieurs projets avortés (des conférences refusées par le Collège de France, transformées en films pour Pompidou, puis en exposition). Le Studio national des Arts contemporains du Fresnoy accompagne le projet, et pendant la préparation, organise une série de « visiorencontres », Godard dialoguant en direct, de Suisse, avec des critiques assermentés et des étudiants du Fresnoy. Ces échanges sont recueillis sous le titre Ensemble et séparés – Sept rendez-vous avec Jean-Luc Godard, et font la matière des DVD 2, 3 et 4, le DVD 1 (Morceaux de conversations…) étant réservé au filmage, en 2005, de la première phase de mise au point de l’exposition – juste avant que Godard ne se débarrasse de toute l’équipe, commissaire et scénographe, et mène seul à terme le projet. Un court métrage nous offre en bonus une visite de Voyage(s) en utopie, commentée par son maître d’œuvre et un journaliste de Politis. Commentaire qui n’éclaircit pas les questions que nous nous posions à l’époque devant le bric-à-brac conceptuel proposé – à moins qu’une phrase comme « Ce qui est montré ne peut pas être dit. Là, ce qui est montré peut être dit, mais parce que ce n’est pas montré, ce n’est que dit » ne soit considérée comme un sésame. Au moins Godard nous régale-t-il d’une réjouissante affirmation pataphysique : « Imaginez que ce soit Scorsese qui ait fait cette salle : il n’aurait pas pu la faire. Et la preuve, c’est qu’il ne l’a pas faite. »

Mais le sujet du document n’est pas l’exposition, seulement sa genèse, et le cinéaste se livre avec les visiteurs qui ont fait le voyage vers Rolle (Païni, André S. Labarthe, Jean Narboni) à des considérations au débotté, comme il sait si bien faire, sur le cinéma, le sien et celui des autres, l’art, le langage, le bruit du monde, etc. Conversations toujours passionnantes, malgré qu’on en ait : on sait que depuis cinquante ans, Godard n’a jamais éveillé que des positions tranchées et que l’univers se partage entre ceux qui le tiennent pour un génie et ceux qui n’y parviennent pas, la position médiane étant impossible. Selon la perspective où l’on se place, on peut donc recueillir ses paroles à leur source et en extraire tout le suc pour en faire son miel, et il y a, au long de ces 570 minutes, largement de quoi faire ou, au choix, s’interroger sur l’obscurité oraculaire de certains axiomes (« la caméra n’est pas une certitude, c’est un doute ») ou la mise en pratique de quelques règles énoncées (« il ne faut pas seulement filmer le temps, il faut filmer le contre-temps »).

On peut surtout regretter que Godard, dans le feu de la démonstration, se laisse parfois aller à simplifier, affirmant par deux fois, mélangeant la fonction et l’instrument qui la facilite, que skopein en grec signifie « élargir, se rapprocher » ou que Nietzsche a été le premier à utiliser la machine à écrire, celle-ci ayant été inventée pour les aveugles. Mais ce n’est pas sur ces points de détail (1) que ses propos risquent d’être attaqués (2), mais sur son refus de toute langue de bois, parfois rafraîchissant dans son côté paysan du Danube – « les Allemands sont toujours nuls, les Italiens sont restés mussoliniens » –, parfois plus délicat à soutenir, surtout en temps de pruderie langagière, lorsque c’est la question israélo-palestinienne qui est abordée. C’est d’ailleurs le lièvre qui avait été levé par Le Monde il y a quelques semaines, un lièvre un peu fatigué, levé avec beaucoup d’effort, reprenant, non pas une des phrases de ces Conversations, mais une phrase que Godard aurait dite en off et qu’Alain Fleischer, directeur du Fresnoy et filmeur, aurait repris dans un roman, phrase qu’une journaliste aurait rapportée, déclenchant une enquête, puis un dossier, puis des commentaires du médiateur, etc., etc. On n’ira pas jusqu’à écrire much ado about nothing, mais c’était là enfoncer une porte battante. Godard n’a jamais fait mystère de son engagement propalestinien et de son antisionisme ; il y a trente-cinq ans et plus, Ici et ailleurs proposait un effet de montage pas mal lourd, accolant Hitler et Golda Meier, effet sur lequel il revient pour le regretter, jugeant qu’il manquait un élément à sa dialectique, rendant sa conclusion boiteuse. Mais s’il revient sur la forme, il ne revient pas sur le fond : en 2005, le contentieux avec Chantal Akerman et Claude Lanzmann était déjà lourd, l’une et l’autre l’accusant depuis longtemps d’antisémitisme et ce n’est pas Notre musique (2004) qui avait arrangé l’état des choses. Il est d’ailleurs étonnant de voir que Godard évoque déjà à l’époque la figure de Jan Karski, ce même Karski qui vaut à l’instant au romancier Yannick Haenel de se faire tirer les oreilles par Lanzmann pour cause d’utilisation abusive (3).

La défense des Palestiniens le conduit parfois à des approximations hâtives, comme de comparer un discours d’Arafat et un discours de Sharon, langue musicale contre langue gutturale (une langue de consonnes « dans laquelle Rimbaud n’aurait pas pu écrire le sonnet des voyelles… ») ou à se reconnaître totalement, quitte à s’en sortir par retropédalage, dans une phrase de Genet (tirée d’Un captif amoureux) qui parle de la lutte contre le « peuple le plus ténébreux » qui l’a fait choisir la révolte palestinienne. Mais encore une fois, on n’apprend rien qu’on ne sache, à travers ses quelques dizaines de films récents. L’agrément naît ici de la forme, de ces bâtons rompus à loisir d’un entretien à l’autre. Tout n’est pas d’ailleurs du même intérêt, Godard ayant besoin d’un partenaire à son niveau, comme le tennisman qu’il est. Dans Ensemble et séparés, tout dépend de l’interlocuteur ; lorsque celui-ci a le charisme d’une holothurie, il ne se passe pas grand-chose. D’autres fois, Godard laisse dire sans intervenir, contraignant le conférencier à se noyer dans sa parlerie. En revanche, lorsque le renvoyeur de balles tient le rythme, on assiste à un superbe numéro : l’entretien avec Narboni est remarquable d’intelligence, celui-ci n’étant pas là pour servir béatement la soupe mais pour débattre et, connaissant parfaitement son adversaire, lui porter avec fruit l’aiguillon. Et Godard, non plus statufié sous le respect, mais vivant, hors de toute posture, discute pied à pied, cesse de vaticiner, lance en toute bonne et mauvaise foi quelques flèches acérées et revient sans indulgence sur son œuvre ancienne. Exercice roboratif et profitable, en attendant Socialisme, prochain rendez-vous printanier avec le cinéaste.

1. A. S. Labarthe tente d’ailleurs de le battre sur ce terrain en déclarant : « le langage du cinéma a été inventé bien avant le cinéma : c’est la guillotine qui a inventé le gros plan ». À ce rythme, le premier dompteur d’un cheval de Przewalski a inventé le travelling…
2. Ni sur ses quelques erreurs qui feront tout de même sursauter les amateurs, comme l’attribution à Frederic Ermler du film Le Fascisme ordinaire, qui est de Mikhaïl Romm, ou le fait de situer Le Pré de Béjine d’Eisenstein après la deuxième partie d’Ivan le Terrible alors qu’il lui est antérieur de dix ans.
3. Lanzmann n’étant pourtant pas exempt de manipulation, comme il l’avoue ingénument en reconnaissant n’avoir conservé dans Shoah qu’une partie du témoignage de Karski « pour le protéger contre lui-même » (Libération, 1er février 2010).

Lucien Logette