La querelle du postcolonial

Article publié dans le n°1019 (16 juil. 2010) de Quinzaines

    Depuis une dizaine d’années déjà, les travaux pluridisciplinaires effectués dans les universités anglo-saxonnes sous la dénomination d’« études postcoloniales » s’introduisent dans le champ scientifique français. Bon nombre de savants (historiens, géographes, sociologues...) s’inspirent de ces recherches attachées à décrypter le passé colonial des nations et surtout à dévoiler sa permanence et ses effets dans le devenir des sociétés décolonisées. Ils les discutent également et les nuancent.Cette confrontation des idées et des méthodes pourrait s’effectuer en toute quiétude, dans la paix relative du débat scientifique. Or, il n’en est rien. Les Postcolonial Studies semblent vouées à déclencher la polémique.
Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française (La Découverte (Cahiers libres))
Jean-François Bayart
Les études postcoloniales. Un carnaval académique (Karthala (Disputatio))
    Depuis une dizaine d’années déjà, les travaux pluridisciplinaires effectués dans les universités anglo-saxonnes sous la dénomination d’« études postcoloniales » s’introduisent dans le champ scientifique français. Bon nombre de savants (historiens, géographes, sociologues...) s’inspirent de ces recherches attachées à décrypter le passé colonial des nations et surtout à dévoiler sa permanence et ses effets dans le devenir des sociétés décolonisées. Ils les discutent également et les nuancent.Cette confrontation des idées et des méthodes pourrait s’effectuer en toute quiétude, dans la paix relative du débat scientifique. Or, il n’en est rien. Les Postcolonial Studies semblent vouées à déclencher la polémique.

Zélateurs et détracteurs s’affrontent ; ils se divisent aussi.

De cette mêlée confuse, témoignent, parmi une abondance de publications récentes, Ruptures postcoloniales, un volumineux ouvrage collectif favorable à l’adoption de cette approche, ainsi que le court mais stimulant essai de Jean-François Bayart qui entend dénoncer l’imposture de ce qu’il appelle « un carnaval académique ».

En lisant conjointement ces deux ouvrages, on comprend mieux pourquoi c’est dans un esprit de querelle que s’affirme la confrontation avec les « études postcoloniales ».

Jean-François Bayart, africaniste brillant et réputé, note avec raison, après bien d’autres, « l’hétérogénéité » de cette « rivière aux multiples affluents » ; il évoque pêle-mêle « la critique de l’orientalisme par Edward Said (…), la critique littéraire des écrivains de l’Inde, des Caraïbes et d’Afrique (…), la critique philosophique de l’épistémologie dite occidentale, dans le sillage de la French Theory et de l’anthropologie ou de la sociologie postmodernes des années 1980 ; l’histoire critique de l’Atlantique (…) ». On pourrait même sans aucun doute accroître encore considérablement la bibliographie un peu hâtive, désordonnée et lacunaire, mais déjà fort longue qu’il propose à la fin de son bref ouvrage.

Les Postcolonial Sudies (abrégé familièrement en POCO), il est vrai, s’augmentent et se nourrissent de tout ; on dira cependant que la source de ce courant agité se situe dans le corpus de la littérature anticolonialiste et tiers-mondiste. Parmi ses « ancêtres » glorieux, invoqués et surtout relus et commentés outre-Atlantique, figurent en bonne place Albert Memmi et Frantz Fanon qui furent des adversaires du colonialisme et des analystes brillants de la situation coloniale. Ces deux auteurs francophones, contemporains des luttes de la décolonisation africaine, ont en commun d’avoir été des militants qui ont su s’extraire de l’urgence des combats idéologiques pour esquisser, au-delà de la pure dénonciation, une psychologie du colonisé, et décrire au plus juste l’aliénation coloniale avec ses réseaux d’images racistes, avec ses conditionnements, ses complexes, ses stéréotypes, ses discours.

Pourtant, c’est seulement plus tard, dans les décennies consécutives à la faillite des espérances (ou illusions ?) tiers-mondistes, que s’élabore une réflexion moins immédiatement militante, plus globale, plus profonde sur la colonisation et ses retombées et que se constituent, comme discipline académique, les Postcolonial Studies. Aux États-Unis, les universités les plus prestigieuses ont en effet réservé le meilleur accueil à de brillants intellectuels d’origine extra-européenne, qui n’hésitent pas, de manière savante, à mettre en cause l’européocentrisme des études humanistes et à contester le monopole d’universel que continue à s’arroger l’Occident sur ses anciennes conquêtes. Parmi eux, le plus connu (mais ni le moins controversé ni le moins contestable), Edward Said, a essayé de montrer, en interprétant notamment les représentations littéraires de l’Orient, comment tout un puissant dispositif de contrôle se met en place à l’intérieur du savoir moderne pour établir l’hégémonie occidentale et pérenniser les structures mentales de la domination coloniale.

La première partie de l’ouvrage co-dirigé par P. Bancel, intitulée « L’héritage postcolonial », fournit un aperçu juste et pertinent de certains de ces théoriciens. On retiendra notamment la mise au point dense de Pierre Robert Baduel sur la démarche de E. Said, paradoxale et plus subtile qu’il n’y paraît. Il manque à ce survol les références centrales et moins connues en France, malgré de récentes traductions (1), celles particulièrement de Gayatri Spivak et celle de H. K. Bhabha. Ces derniers, en dépit de leur style souvent amphigourique ou abscons, ont fourni à ce qu’on a appelé sans doute abusivement la « théorie postcoloniale », des concepts-clés pour déchiffrer les problématiques psychologiques et culturelles suscitées par la décolonisation : permanence de stéréotypes racistes ambivalents, appropriation et rejet des représentations coloniales, place des « subalternes » dans l’économie des discours nationaux…

À la considération de cet arsenal hétéroclite, on est enclin à s’interroger sur la pertinence, la fécondité heuristique, voire l’utilité de ces Postcolonial Studies.

En termes tranchés, voici, sous forme d’alternative, le débat : les POCO sont-elles un solide corps de doctrines suscitant un regard neuf sur le monde ou bien une vague nébuleuse d’idées désar­ticulées alimentant passions vaines et polémiques stériles ? Un faisceau de théorisations radicales et audacieuses ou bien un assemblage discordant de concepts anciens et remis au goût du jour ? Un ensemble de préoccupations et de questionnements qui permettent d’éclairer d’un jour nouveau des aspects négligés, voire occultés, de la culture contemporaine, ou bien l’instrument d’une stratégie opportuniste de conquête universitaire ?

Pour Jean-François Bayart, l’affaire est entendue : ces « études postcoloniales » dont on préconise l’adoption par la recherche française, et que l’on nous présente parfois, à grand renfort de déclamations intimidantes, comme la promesse du renouveau des sciences sociales sont « largement superflues », voire « présentent le risque d’une véritable régression ». Il y voit surtout « une stratégie de niche de la part de chercheurs en quête d’une part du marché académique ».

Pour justifier ce rejet, il dénonce deux erreurs de méthode qui entachent leur rigueur et les condamnent à la nullité épistémologique : « la dé-historicisation du fait colonial » et « la reproduction, univoque et surdéterminante du colonial ».

Ces deux critiques sont fondées et procèdent d’un solide bon sens historique. Il est vrai tout d’abord que, dans bon nombre de publications portant la marque des Postcolonial Studies, règnent l’amalgame et la confusion : vouloir rassembler et mettre en relation les ex-colonisés ne doit pas conduire à un érasement des différences qui les séparent ; s’il est avéré que les formes de colonisation furent multiples, variant dans l’espace et dans la durée, la « postcolonie », selon un terme trompeusement unifiant en usage, doit échapper à toute réification et à tout réductionnisme. Ensuite, il arrive souvent également que l’enchaînement du colonial au postcolonial soit postulé sans être décrit, ni analysé. J.-F. Bayart, avec raison, insiste sur la nécessité de penser en finesse « la concaténation », rappelant à l’occasion une règle majeure des sciences humaines selon laquelle les faits sociaux ont rarement, voire jamais, une cause unique. Pour prendre un exemple de « brûlante » actualité, les émeutes et les explosions de violence qui eurent lieu en 2005 en France ne sauraient se réduire au seul retour de l’impensé colonial dans la société française ni s’interpréter uniquement comme une séquelle ou une expression de la « fracture coloniale ».

Ces rappels à l’ordre méthodologique sont pertinents et de bon aloi mais J.-F. Bayart, dans l’élan de sa polémique, oublie ou ignore qu’on les trouve formulés, et depuis belle lurette, au sein même des études postcoloniales. Cela n’a, au reste, rien d’étonnant car cette discipline, n’ayant rien de monolithique, est traversée dès son origine, d’oppositions, de divergences et de  tendances multiples. On trouve ainsi dans Ruptures postcoloniales, des objections analogues à celles émises par J.-F. Bayart sous la plume d’une éminente représentante des POCO, A. McClintock. Celle-ci – dans un ouvrage déjà un peu ancien (1995) et souvent repris dans les anthologies usuelles de « Postcolonial Theory » – se livre à une attaque en règle contre la tendance fâcheuse à l’abstraction « isolée et anhistorique » des études postcoloniales, l’occultation des « continuités et discontinuités qui ont donné forme aux héritages des empires coloniaux européens et britanniques ». Elle écrit : « Peut-on dire d’une façon sensée ou théoriquement rigoureuse que la plupart des pays de la planète partagent un passé commun, ou une unique condition commune, que l’on appellerait la condition postcoloniale ou postcolonialité ? » Après avoir porté la critique, elle termine  assez sagement en affirmant : « je n’entends pas (…) reléguer ce terme aux oubliettes glaciales du langage : rien n’ empêche de l’utiliser de façon judicieuse, quoique moins grandiose et englobante, dans des circonstances appropriées et indexées à d’autres termes ».

De ses travers, comme de bien d’autres sans doute, faut-il conclure à l’inutilité et à la stérilité des Postcolonial Studies ? Ce serait déjà bien arrogant et peu respectueux pour les savants qui aux États-Unis, en Grande-Bretagne, et en fait un peu partout à présent dans le monde, approfondissent la connaissance que nous avons des cultures postcoloniales. Citons au hasard Bill Aschcroft, Laura Chrisman, Leela Gandhi, Paul Gilroy, Ania Loomba, Neil Lazarus, Bart Moore-Gilbert, Benita Parry, Ato Quayson, Couze Venn, Prem Poddar, Gregory Castle, John Mac Leod, John Thieme, Robert Fraser, Graham Huggan, Ashis Nandy…

Aussi, au lieu de ferrailler un peu dans le vide, ne vaudrait-il pas mieux, sous bénéfice d’inventaire, s’approprier cette somme de recherches, en critiquer les hypothèses les moins fondées, accepter, par provision, qu’il y a beaucoup à apprendre de cette « pensée à multiples entrées », de cette « galaxie intellectuelle, née de la circulation des savoirs entre divers continents » (Bancel et alii) ?

Sans porter aux nues une discipline qui a au moins le mérite d’être plurielle et de relier entre eux les savoirs, on pourrait au moins voir dans les études postcoloniales l’occasion de lire, comme y invite Mamadou Diouf, « les trajectoires historiques que prennent la totalité des manifestations induites par la rencontre coloniale », de discerner « ses effets à long terme sur les pratiques politiques, économiques et sociales (on ajoutera « culturelles ») des colonies et des métropoles ».

Peut-être alors, fort des acquis de ces recherches patientes, apprendrons-nous bien des choses neuves sur nous-mêmes, en scrutant avec toujours plus de rigueur le lien puissant et souvent négatif qui rattache encore le monde où nous vivons au monde colonial, dont il est sorti depuis peu. Nous saurons sans doute mieux analyser et mieux comprendre par exemple l’histoire de l’immigration en France, l’essence de la République, la nature des tensions entre la France et l’Algérie, le désarroi des DOM-TOM, les questions raciales, les littératures dites « francophones » issues des pays ex-colonisés... Nous travaillerions enfin à porter un regard sur le monde qui ne soit pas dominé par les certitudes stériles d’un européocentrisme à courte vue dont bien des signes montrent que nos pensées et nos représentations les plus courantes ne sont pas exemptes.

1. Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture : une théorie postcoloniale, Payot, 2007.
Gayatri Spivak, En d’autres mondes : essais de politique culturelle, Payot, 2009.
On dispose déjà d’une très bonne introduction : Neil Lazarus, Penser le postcolonial, Une introduction critique, Amsterdam, 2006. On peut consulter la recension de cet ouvrage sur le site de théorie littéraire, atelier Fabula, www.fabula.org.

Patrick Sultan