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Article publié dans le n°1127 (01 mai 2015) de Quinzaines

Le titre de cet article, je l’emprunte à l’ouvrage d’un proche de Pierre Bonnard depuis son enfance, Bonnard ou le bonheur de voir. Le peintre en est-il le sujet ou l’objet ? Les deux s’y confondent au musée d’Orsay. Notre plaisir, nous le devons à la disposition fondamentale de Bonnard dans sa vie et son œuvre, son rêve d’Arcadie.

EXPOSITION
PIERRE BONNARD
Peindre l'Arcadie
Musée d'Orsay
17 mars-19 juillet 2015

Catalogue de l'exposition
Sous la direction de Guy Cogeval et Isabelle Cahn
Musée d'Orsay/Hazan, 290 p., 45 €

Le titre de cet article, je l’emprunte à l’ouvrage d’un proche de Pierre Bonnard depuis son enfance, Bonnard ou le bonheur de voir. Le peintre en est-il le sujet ou l’objet ? Les deux s’y confondent au musée d’Orsay. Notre plaisir, nous le devons à la disposition fondamentale de Bonnard dans sa vie et son œuvre, son rêve d’Arcadie.

Les monographies sur Bonnard (1867-1947) ont d’abord été l’œuvre de proches de l’artiste, comme Le Bonnard que je propose de Thadée Natanson, directeur avec son frère de la Revue blanche, revue d’art et de littérature où écrivains et peintres nabis se rencontrent. Annette Vaillant, fille d’Alexandre Natanson, évoque la figure de son oncle. Charles Terrasse puis André Terrasse sont apparentés à Bonnard. Musicien, Charles Terrasse a rencontré Bonnard auprès de l’Alfred Jarry d’Ubu roi. Antoine Terrasse, à qui l’exposition d’Orsay est dédiée, est l’archiviste, la mémoire de Bonnard. Mais les philosophes sont rares autour de cette œuvre.

Les ouvrages sur Bonnard se sont multipliés, recensant des chronologies, des appartenances, des identifications de lieux, de modèles, de femmes. On n’ignore plus rien de qui furent les « vrais » modèles des nus, lesquels vivaient qui à l’époque du tub, qui à celle de la baignoire. 

Bonnard échappait aux bouleversements artistiques. Il appartenait au groupe de jeunes artistes s’opposant à l’impressionnisme. Le nom qu’on leur donnait, « Nabis », était ambigu. Il venait d’un ami hébraïsant de Mallarmé, Henri Cazalis, il désignait des sortes de prophètes. Les objets, les scènes de genre, réapparaissaient. Et aussi une pratique nouvelle de l’art, des couleurs contrastées étendues en à-plat, des objets cernés d’un trait noir, des portraits. Les Nabis, prophètes sans mystique, doivent leur inspiration à Gauguin. Ils se retrouvent aussi, parfois, dans Cézanne. On doit à Bonnard cet aphorisme : « Voir c’est concevoir. Et concevoir c’est composer ». Il notera : « il y a peu de gens qui savent voir, bien voir, voir pleinement. »

En 1901, au Salon des Indépendants, exposent les Nabis. Maurice Denis, alors Nabi en vue, pas encore le décorateur classique d’inspiration chrétienne que l’on a retenu, a composé Un hommage à Cézanne (dans les collections du musée d’Orsay). Au centre du tableau, la reproduction d’une nature morte de Cézanne posée sur un chevalet. Tout autour, habits noirs, dignes, rigides, les Nabis, une dizaine, d’Odilon Redon et Vuillard à Bonnard et Maurice Denis lui-même. Un article, d’une personnalité de l’art connue, lançait un pamphlet titré Bonnard est-il un grand peintre ? 
La réponse était dans la question.

Bonnard est depuis longtemps une personnalité connue, liée à Toulouse-Lautrec, à Jarry, qui vante le peintre ayant illustré l’ouvrage lascif de Verlaine Parallèlement. C’est à lui qu’on a demandé l’affiche de la Revue blanche.

Y a-t-il une place pour Bonnard dans l’univers mental de Picasso ? Dans le Dictionnaire Picasso, il y a une entrée « Bonnard ». J’y lis ces quelques lignes écrites par Pierre Daix : « Si Picasso fut vraisemblablement influencé par la peinture de Bonnard ou des autres Nabis lors de sa période haute en couleur de 1901, exposée chez Vollard, il l’engloba durablement dans sa réaction contre cette peinture qui fut presque immédiate et le conduisit à la monochromie bleue ». Suit la citation d’un long témoignage de Françoise Gilot empruntée à son ouvrage vindicatif sur sa vie avec Picasso. Elle écrit qu’il lui disait : « Ne me parlez pas de Bonnard. Ce qu’il fait n’est pas de la peinture. Il ne va jamais au-delà de sa sensibilité, il ne sait pas choisir. Quand il voit un ciel, il le peint d’abord bleu. »

La correspondance de Bonnard avec Matisse pendant la guerre montre l’estime qu’ils ont l’un pour l’autre.

L’exposition du musée d’Orsay nous met sous les yeux un ensemble d’œuvres dont beaucoup, mais pas toutes, ont été vues dans les rétrospectives de ces dernières années, mais leur rencontre, leur mise en scène, ici fluide, renouvellent le regard, projettent Bonnard dans notre présent. Lors de la grande rétrospective de Beaubourg, en 1984, Jean Clair avait placé en tête du catalogue cette épigraphe due à Bonnard : « J’espère que ma peinture tiendra sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon » (ces deux lignes, je ne sais si elles sont tombées sous les yeux de l’artiste qui, au milieu du catalogue, donne ici sa vision textes et dessins de ce qu’est pour lui Monsieur Bonnard. Passons).

Des étapes d’un parcours possible on ne dira rien, tant on circule à plaisir. Natanson disait : Le Bonnard que je propose.

Jean Clair jadis (1975), en peu de pages, avait donné à voir La Peinture de Bonnard, selon un petit nombre de « dispositifs » : les dispositifs mécaniques (le miroir et la porte-fenêtre), les dispositifs chromatiques. Il écrit : « De cette entreprise – ouvrir l’espace – deux dispositifs se font les instruments, comme, de cet espace ouvert, ils se sont faits les emblèmes. » Le miroir découvre. « Ce que lui offre le miroir, c’est la possibilité, sans jamais déranger son modèle, de se laisser surprendre par ses poses, selon les découpes toujours plus inattendues qu’il y découvre, jusqu’à cette étonnante série des nus dans le bain qui paraîtront réalisés dans l’imaginaire d’un miroir plafonnant, le rêve secret de quelque diable boiteux. »

La porte-fenêtre est le second dispositif. Elle peut être très distincte de celle de Matisse. Comme La Porte-Fenêtre à Collioure du Placard rouge. Là où « la fenêtre de Matisse avait réduit la peinture à ces grands bandeaux funèbres qui ne nous montrent plus que le vide de la nuit, le placard s’ouvre sur une profusion d’objets et de fruits ». Et redonne vie à nos concupiscences d’enfant.

La deuxième classe de dispositifs (ils occupent le chapitre 2) est constituée des dispositifs chromatiques : Bonnard et la lumière. Tout est dit à ce sujet. Ou presque. Revoyons les agendas, les croquis d’un chat, d’une femme nue, les notes sur le temps qu’il fait et, au terme, parfois, le tableau. Regardant aussi avec un regard japonais, si possible, la couleur, ou la non-couleur (pour nous) japonaise. Les cercles blancs, les nappes, les corps confondus avec le blanc de la baignoire. Le blanc règne. Mais inversement pour l’illustration qui lui est demandée pour la Revue blanche, à l’exception d’un visage l’affiche est toute noire. « Le noir est une couleur », c’est sous ce titre emprunté à Bonnard qu’est publié chez Aimé Maeght le premier numéro de la revue Derrière le miroir, qui en comptera deux cent cinquante. Le marchand qui s’était lié à Bonnard dans le Midi, qui grâce à lui avait découvert la peinture, a fait entrer à la fondation qui porte son nom un très grand tableau haut en couleur, L’Été. Bonnard, sous nos yeux, n’en finirait pas de modifier les perspectives. On sait que sur une œuvre terminée, accrochée au mur, Bonnard venait encore changer quelque chose.

Georges Raillard

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