Le creuset de l'islam

Article publié dans le n°1119 (01 janv. 2015) de Quinzaines

Quand Dieu élit un messager, on peut supposer qu’il choisit son moment pour que son message ait des chances d’être entendu. S’intéresser à l’arrière-plan historique d’une révélation ne devrait donc pas être tenu pour une marque d’irréligion. Il semble pourtant que cette démarche ne soit guère bienvenue, à en croire la rareté de telles études, tout particulièrement en France et en ce qui concerne l’islam. Le livre de Bowersock apporte donc au profane le plaisir d’une découverte.
Glen Bowersock
Le trône d'Adoulis. Les guerres de la mer Rouge à la veille de l'islam
Quand Dieu élit un messager, on peut supposer qu’il choisit son moment pour que son message ait des chances d’être entendu. S’intéresser à l’arrière-plan historique d’une révélation ne devrait donc pas être tenu pour une marque d’irréligion. Il semble pourtant que cette démarche ne soit guère bienvenue, à en croire la rareté de telles études, tout particulièrement en France et en ce qui concerne l’islam. Le livre de Bowersock apporte donc au profane le plaisir d’une découverte.

Glen Bowersock est historien, mais dans le champ qu’il parcourt, celui de l’Antiquité tardive, son objet est plutôt de comprendre comment les hommes en sont venus aux conceptions, religieuses en particulier, qui sont les leurs. C’est ainsi qu’il a étudié la confrontation entre chrétiens et « païens », ou la personnalité de Julien l’Apostat. Son livre Le Mentir-vrai dans l’Antiquité ouvrait des perspectives passionnantes sur les relations entre des thèmes chrétiens et les romans gréco-latins des Ier et IIe siècles. On pourrait croire que cette fois il s’en éloigne, tant la péninsule Arabique nous semble un autre monde, qui aurait surgi quasiment ex nihilo dans l’histoire occidentale, et cette fois de façon foudroyante, pour tout ébranler du golfe de Gascogne à la mer Caspienne. Ce serait oublier la persistance de l’Empire romain d’Orient, dont le VIe siècle est une des grandes époques, et sa rivalité avec l’Empire perse, qui n’est pas non plus devenu une petite puissance. Et la lutte d’influence des deux empires trouve son champ d’expression privilégié dans les régions qui, de l’Égypte et de la Palestine jusqu’à la péninsule Arabique, avaient été les premières à être christianisées et allaient devenir le cœur du monde musulman.

Tenant l’Égypte, Byzance ne peut négliger ses voisins au sud d’Assouan ; quant aux Sassanides, ils regardent naturellement de l’autre côté du golfe Persique. Outre ces deux grands, il faut compter des puissances plus locales et pourtant nullement négligeables, à commencer par un empire éthiopien dont le négus ne voit pas pourquoi il se contenterait de la Somalie et se désintéresserait de ce qui se passe de l’autre côté de la mer Rouge. Et, de l’autre côté, il y a aussi un État jaloux de ses prérogatives, le royaume d’Himyar, qui occupe un espace un peu plus étendu que l’actuel Yémen.

Il se trouve qu’un marchand chrétien qui voyageait dans ces contrées au VIe siècle a vu dans le port érythréen d’Adoulis un monument en forme de trône sur lequel étaient gravées des inscriptions en grec. Cosmas Indicopleustès – tel était son nom – eut le bon goût de publier ensuite une apologie du christianisme, qui nous est parvenue et dans laquelle il décrit ce trône, le dessine et recopie intégralement le long texte qui y figure. Grâce à quoi l’historien est en mesure d’y voir beaucoup plus clair dans les conflits du VIe siècle dans cette région.

Si ces conflits ont pour arrière-plan la rivalité des deux grands empires byzantin et perse, ils ont aussi une dimension religieuse. À Byzance, bien sûr, on est chrétien, comme dans tout ce qui était l’unique Empire romain de Constantin, et donc en Égypte. L’Éthiopie aussi est chrétienne, mais pas de la même façon, et l’Empire perse l’est d’une autre façon encore.

Les débats théologiques du Ve siècle avaient porté sur les relations entre les deux natures, humaine et divine, du Christ. Au concile d’Éphèse, en 431, avait été rejetée la doctrine de Nestorius selon laquelle les deux natures du Christ sont séparables. Vingt ans plus tard, le concile de Chalcédoine rejeta la doctrine opposée, le monophysisme d’Eutychès, pour lequel la nature humaine du Christ est absorbée par sa nature divine, et proclama l’inséparabilité des deux natures. Des raisons politiques autant que religieuses firent que la doctrine chalcédonienne – qui est devenue celle de toute l’Église mais était alors perçue dans ces régions comme celle de Byzance – ne fut pas acceptée dans l’ensemble du monde chrétien. Le monophysisme comme le nestorianisme perdurèrent, le premier du côté des Églises arménienne, copte et éthiopienne, le second vers l’Asie centrale, de la Perse à l’Inde et même vers la Chine. Dans la mesure où ces pays sont restés chrétiens, c’est souvent selon cette variante.

On avait donc dans ces régions, au VIe siècle, deux très grandes puissances, Byzance et la Perse, et une puissance régionale, l’Éthiopie, avec chacune sa version du christianisme. Et voici que, coincé entre ces trois puissances, le royaume arabe d’Himyar adoptait une autre religion, celle-ci clairement antichrétienne : vers 380, il est passé du christianisme au judaïsme, prouvant ainsi que celui-ci n’était pas seulement la pensée du peuple juif mais une religion que n’importe qui pouvait adopter et préférer au christianisme.

Une telle conversion, évidemment inadmissible pour des chrétiens, était une bonne justification pour l’irrédentisme éthiopien. On traversa donc la mer Rouge pour ramener le peuple d’Himyar au christianisme, dans sa variante monophysite. L’effet en fut bref. En 522, Joseph, roi juif de Himyar, tenta par la force de ramener son pays au judaïsme et se livra à des massacres de chrétiens, dont il se vanta dans une conférence internationale. Soutenu par Byzance, le négus envahit donc une nouvelle fois le Himyar, Joseph fut tué et son royaume fut soumis à l’Éthiopie jusque vers 565, quand les Perses, nestoriens et traditionnels protecteurs des juifs, s’en emparèrent à leur tour. Cinq ans avant la naissance du Prophète.

Bowersock reconstitue cette histoire passablement embrouillée en s’aidant des inscriptions du trône d’Adoulis. Et il conclut en disant que « les braises de l’ancienne conflagration entre juifs et chrétiens, allumée par les juifs d’Arabie et attisée par les Éthiopiens qui les attaquèrent, continuaient de brûler. De ces braises est née une religion nouvelle, et c’est elle qui apporta une solution totalement inattendue mais durable à l’instabilité ». On comprend ainsi sur quel terreau est né l’islam, entre monophysites, nestoriens, juifs, sur quel fond de rivalité entre les grandes puissances du moment. Cela éclaire les conflits auxquels le Prophète dut faire face, pourquoi certains des croyants partirent d’abord pour l’Éthiopie après la prise de Jérusalem par les Perses, en 614. Quant au départ pour Médine de 622, le hijra, il se produisit au moment où Byzance semblait submergée par les forces perses. Ces guerres ont une dimension religieuse essentielle, laquelle forme le terreau sur lequel a poussé la religion nouvelle. Il serait donc étonnant que l’on ne retrouve dans celle-ci aucune trace des divers courants religieux qui se sont affrontés là. Même si elle n’est pas disposée à le reconnaître, cela pourrait contribuer à expliquer son prodigieux succès.

Marc Lebiez