A lire aussi

Lecture de psychanalyste. Garder les portes ouvertes

Exercer ce métier – « impossible » selon Freud – de psychanalyste, c’est tendre son oreille et ses perceptions vers la présence de l’inconscient, vers les ressorts de la créativité, vers les modalités – étranges parfois – de la survie psychique. Supposons que cette orientation de l’attention infiltre tout le rapport au monde, aux autres, à l’art et à la littérature, au politique… Nos lecteurs discerneraient et partageraient peut-être, dans cette page à paraître un numéro sur deux, ce cheminement particulier.
Andrea Marcolongo
La Langue géniale. 9 bonnes raisons d’aimer le grec
Exercer ce métier – « impossible » selon Freud – de psychanalyste, c’est tendre son oreille et ses perceptions vers la présence de l’inconscient, vers les ressorts de la créativité, vers les modalités – étranges parfois – de la survie psychique. Supposons que cette orientation de l’attention infiltre tout le rapport au monde, aux autres, à l’art et à la littérature, au politique… Nos lecteurs discerneraient et partageraient peut-être, dans cette page à paraître un numéro sur deux, ce cheminement particulier.

Mallarmé et sa difficulté. Son hermétisme et sa force d’attraction. Octave Mannoni, fin flâneur, avait une lecture suggestive de l’effet de ses vers sur le lecteur. Le poète, disait Mannoni, parle dans une langue parfois obscure, difficile à comprendre. Et, pourtant, nous ne sommes pas déroutés, exclus d’un monde clos d’un impossible accès. Au contraire, la sonorité des vers nous atteint immédiatement, et nous sommes captivés par un fleuve sensoriel qui semble s’adresser à nous. Cette langue de difficile accès et dont nous sommes les destinataires viendrait irriguer les sillons tracés par notre langue maternelle, lorsqu’elle était ce fleuve sensoriel indéchiffrable qui venait à notre rencontre.

Cette lecture permet, me semble-t-il, de décloisonner notre rapport à la langue, de la rendre plus voyageuse, plus légère dans ses déplacements. Cela permet de penser que l’on peut venir dans un pays dont on ne parle pas la langue, se confronter à ces mots étrangers qui nous offrent un « bain de multitude[1] » sonore, et que cette confrontation nous met en contact, dans certaines circonstances, avec l’intimité oubliée de la langue maternelle, lorsqu’elle nous était incompréhensible : proximité inattendue du lointain.

Je ne sais pas si c’est votre cas, mais l’évocation de ces moments où les frontières sont indécises entre l’intime et l’étranger, entre les mots et les choses, provoque en moi un certain vertige, une certaine mélancolie. Je pense maintenant à ce moment où les mots commencent à préciser le contour des choses, mais où ils sont encore animés : des mots plus libres, pas encore soumis aux limites de la langue ; le goût des enfants pour les jeux de mots et les onomatopées témoignent de ces moments où le mot loge la chose, avant de la représenter… Je pense aussi à ce moment où l’enfant peut produire une infinité de sons, avant de réduire, de cerner son expression phonétique avec l’apprentissage de la langue. Vous comprenez mieux mon ton mélancolique : « Toute conquête se paie par un exil, et la possession par une perte[2] », disait Jean-Bertrand Pontalis.

Par ailleurs, la vie des séances nous expose tous les jours à ce type de phénomènes, effets de la méthode. Nous oublions le bouleversement temporel qui se produit à chaque séance, la torsion qui fait que les temps s’entremêlent et que la linéarité de sa flèche éclate en mille morceaux. Comment comprendre, sinon, ces phénomènes mystérieux qu’on appelle « transfert » ou « régression » ? Nos mots, comme les symptômes ou les rêves, sont aussi des machines pour voyager dans le temps. Je pense maintenant à ces films de science-fiction où l’on trouve des portes qui, une fois traversées, nous mettent en contact avec un autre temps. C’est exactement la même image qui me vient à l’esprit lorsque je pense au grec ancien…

La Langue géniale. 9 bonnes raisons d’aimer le grec n’est pas un manuel ou une méthode pour apprendre le grec ancien. Pour cela, il faut aller ailleurs. Mais ce livre vous incite à chercher cet ailleurs. Il vous aide à mieux saisir la singularité de cette langue, comment elle a traversé les siècles et résisté à sa normalisation (qui aboutit à la création du grec moderne). Il nous propose non pas d’apprendre par cœur les déclinaisons ou la grammaire grecque, mais d’être sensibles à la vision du monde que transmet cette langue ; il nous convie en somme à garder ouverte la porte de nos origines. Trois échantillons :

  • À la place du bleu, les Grecs voyaient un brun plus profond, et ils voyaient un jaune à la place du vert. Ils désignaient du même terme la couleur des cheveux foncés et celle des mers méridionales. Avec le même terme encore, ils nommaient les plantes les plus vertes et la peau humaine. Leurs plus grands peintres « n’ont rendu leur monde qu’avec le noir, le blanc, le rouge et le jaune ». Et Nietzsche, qui développe ces réflexions dans l’aphorisme 426 d’Aurore, conclut en disant « combien la nature devait leur sembler différente et beaucoup plus proche de l’homme, du fait qu’à leurs yeux les couleurs de l’homme étaient également prévalentes dans la nature et que celle-ci baignait en quelque sorte dans l’éther chromatique de l’humanité[3] ».

Les couleurs étaient, pour les Grecs, vie et lumière. C’était une expérience humaine, non optique. En nommant les couleurs, ils nommaient aussi un rapport aux êtres et aux choses, un rapport au monde (cf. la citation de Nietzsche) qui ne cesse pas de nous émerveiller. La couleur γλαυκός,glauque, signifie « brillant, luisant, débordant de lumière ». Elle sert à définir la mer qui ruisselle de lumière, mais aussi les yeux d’Athéna. Ses yeux sont glauques et scintillants et non seulement gris ou azur. J’ai commencé par la couleur pour souligner l’étonnement que produit cette langue inaugurale, l’étrangeté et la curiosité qu’elle suscite. Étrangeté et intimité en même temps, car nommer les choses de manière à cerner de plus près l’expérience humaine, cela pourrait être une définition du travail analytique. Rimbaud ne serait pas dépaysé sur les terres d’Homère, lui et ses voyelles…

  • Sur les genres, la distinction se fait, en grec ancien, entre le genre animé (masculin, féminin) et le genre inanimé (neutre). Les choses se classent en fonction de la vie qu’elles portent en elles ou non. Les noms des arbres sont féminins, parce qu’ils produisent la vie. Les fruits de l’arbre, considérés comme objets, sont neutres. Parfois, les noms sont masculins ou féminins au singulier, parce qu’ils sont animés, et deviennent neutres au pluriel, car ils expriment une idée abstraite : le chemin est féminin, la traversée ou le voyage, neutre.
  • « Le grec ancien se préoccupait peu, voire pas du tout, du temps. Les Grecs s’exprimaient en prenant en considération l’effet des actions sur le locuteur. Eux […] se demandaient toujours comment. Nous […] nous demandons toujours quand[4]. » Pour le dire en termes plus précis, c’est l’aspect qui intéresse la langue grecque et non pas le temps. « L’aspect est une catégorie de la langue grecque antique qui se rapporte à la qualité de l’action, sans la placer ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans le futur[5]. » Je ne fais qu’effleurer des choses qui restent difficiles à saisir. Comment comprendre ces étonnantes (pour nous) propositions concernant le temps ? Comment comprendre l’aoriste, ce temps qui semble viser l’instant, le monde suspendu ? Ou bien le duel, dont l’application dépend de la sensibilité du locuteur ? 

Le grec ancien et sa difficulté. Son hermétisme et sa force d’attraction. Il s’agit d’une langue parfois obscure, difficile à comprendre. Et, pourtant, nous ne sommes pas déroutés, exclus d’un monde clos d’un impossible accès. Au contraire, il s’adresse à nous…

[1]. Suivant l’expression de Charles Baudelaire dans « Les foules », in Le Spleen de Paris, 1869.
[2]. Jean-Bertrand Pontalis, « Entre le rêve-objet et le texte-rêve », in Entre le rêve et la douleur, Gallimard, 1977.
[3]. Friedrich Nietzsche, Aurore, Gallimard, coll. « Folio essais », 1989. Cité par Andrea Marcolongo.
[4]. Andrea Marcolongo, La Langue géniale. 9 bonnes raisons d’aimer le grec, Les Belles Lettres, 2018.
[5]Ibid.

[Miguel de Azambuja est membre de l’Association psychanalytique de France (APF). Il a publié aux éditions Gallimard Et puis, un jour, nous perdons pied (2010) et Où étiez-vous ? (2017). Il vit et travaille à Paris.]

Miguel De Azambuja

Vous aimerez aussi