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Lettre de Kranoïarsk

Article publié dans le n°1004 (01 déc. 2009) de Quinzaines

Sur la neige durcie des trottoirs, les talons hauts des filles creusent de réjouissantes petites fosses géométriques. Malgré des températures de -20, -30°, leur désir d’être élégantes et de plai...

Sur la neige durcie des trottoirs, les talons hauts des filles creusent de réjouissantes petites fosses géométriques. Malgré des températures de -20, -30°, leur désir d’être élégantes et de plaire est vivace. De même, sur les bords de l’Iénisséi, aperçus du haut du grand pont métallique sur lequel passe le Transsibérien, des canards aux ailes colorées s’ébattent dans l’eau glaciale mais pas gelée, s’envolent. Avec des corbeaux et quelques pigeons, ce sont les seuls animaux visibles en ville.

À la Maison du cinéma, on projette devant de nombreux cinéphiles un film muet soviétique de Boris Barnet, La Jeune Fille au carton à chapeau (1927). Une jeune fille vit avec son grand-père dans une petite maison non loin de Moscou, où elle se rend en train, avec un carton à chapeau qu’elle porte dans le magasin de modiste où elle travaille. Deux jeunes gens tombent amoureux d’elle, elle épouse l’un d’eux, qui cherche surtout un logement et vient s’installer dans la chambre qu’elle occupe chez ses patrons (c’est la Russie de la NEP, où existe le petit commerce). Mais c’est le second qu’elle aime et qui l’aime. On voit les personnages parler mais on ne les entend pas ; et sur la scène, un orchestre animé par le compositeur et violoniste Alexei Aïgui (le fils du poète mort en 2006) joue une partition savante et populaire, accompagnant l’action et les émotions, faisant presque concurrence à la beauté des images, magnifiques de silence. À la sortie, dans le hall, après avoir chacun récupéré au vestiaire son encombrant équipement de survie, on se fixe des rendez-vous. Nous nous retrouvons dans un restaurant arménien, devant des plats savoureux, en particulier du poisson (de l’esturgeon), comme un autre soir, dans un établissement au surprenant style bavarois, nous sommes invités à consommer de la tendre viande de renne (alenine).

Il y a, comme but ou prétexte de ce voyage, une Foire du Livre, avec des exposants russes, toute une circulation de visiteurs, des tables rondes, des manifestations artistiques diverses. Mais on passe la journée dans l’attente de ce que sera la sortie du soir. Cette fois-ci, le Musée Lénine ouvre ses portes et ses salles consacrées au souvenir de l’immortel dirigeant à toute une série d’installations ou de spectacles montés par de jeunes artistes insolents et amateurs d’innovation (vidéos, photos détournées, shows réglés au millimètre et cependant juvéniles). Une série de photos célèbre le souvenir de jeunes soldats russes morts en Tchétchénie ou en Afghanistan (serait-ce possible à Moscou ?). Dans les halls et les escaliers une foule de collégiens et surtout de collégiennes se croisent, les filles en bottes à talons aiguilles et minirobes ou minijupes, souriantes et les yeux brillants, les garçons plus effacés. L’air ennuyé ou désapprobateur, les gardiens et gardiennes du Musée, sur leurs chaises, regardent défiler ceux qui, au moins ce soir, ont le droit de se moquer et de s’amuser dans ce temple.

Au café installé au troisième étage de l’hôtel Sibir’, au centre de l’espace vide entouré par les galeries de chambres, on discute de possibles publications, on se passe des volumes de photographies, des fac-similés, on suppute si tel livre trouverait un public, on échange des cartes de visite. Mais l’atmosphère est détendue et presque nonchalante. Le temps n’est pas compté. Encore un café, encore une bière. On se téléphonera, on s’enverra un mél. Peut-être. Cependant la production de livres, de nouveaux titres, littéraires, scientifiques, techniques, documentaires, est énorme.

À Krasnoïarsk (près d’un million d’habitants), qui fut jadis un centre administratif du Goulag, les gens vivent, espèrent, désespèrent, font bonne figure.

Étape du voyage de retour, un après-midi humide à Moscou – à 5°, le temps nous paraît doux – près de l’Arbat, dans un café fréquenté par des intellectuels et des artistes, Maiak (« Le phare »). Quatre jeunes filles ravissantes, dont une au moins – la chanteuse – est une comédienne de talent, interprètent des chansons des années 60. Une pianiste, cigarette aux lèvres, nous tourne le dos. Sur l’estrade une violoniste, une violoncelliste, une chanteuse qui fait des mines, danse autour de ses chansons, transformant chacune en une petite comédie à personnages. Deux enfants jouent silencieusement sous les tables, s’entraînent vers la cuisine en se tenant par la main. Sous la moulure du plafond, une bande de peinture rouge fait le tour de la salle, apportant la note de couleur surprenante, italienne, ocre, bleu, vert pâle, qu’on trouve toujours dans les villes russes, sur des façades de palais, sur le tour des fenêtres de maisons en bois, sur des volets découpés par de rustiques menuisiers.

Pierre Pachet

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