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Une exposition inattendue, inespérée. Une rétrospective de Marcel Duchamp avait eu lieu en 1977 pour l’inauguration du Centre Pompidou. Avant et après, les gloses se sont multipliées sur cet œuvre. On ne se borne plus au ready-made, au changement du concept d’œuvre, d’art et de musée. Un urinoir, un porte-bouteille, la reproduction d’une Joconde moustachée sont devenus inépuisables. Au Musée d’Art Moderne, beaucoup d’œuvres de Duchamp sont familières. Mais leur disposition met en valeur la question que pose le thème de l’exposition « Marcel Duchamp. La peinture, même ». L’accrochage et le parcours sont favorables à l’intelligence – de l’œuvre et du regardeur (doublé d’un voyeur).

EXPOSITION

Marcel Duchamp, la Peinture, Même

Exposition et catalogue sous la direction de Cécile Debray

Centre George Pompidou

24 Septembre 2014 - 5 Janvier 2015

Une exposition inattendue, inespérée. Une rétrospective de Marcel Duchamp avait eu lieu en 1977 pour l’inauguration du Centre Pompidou. Avant et après, les gloses se sont multipliées sur cet œuvre. On ne se borne plus au ready-made, au changement du concept d’œuvre, d’art et de musée. Un urinoir, un porte-bouteille, la reproduction d’une Joconde moustachée sont devenus inépuisables. Au Musée d’Art Moderne, beaucoup d’œuvres de Duchamp sont familières. Mais leur disposition met en valeur la question que pose le thème de l’exposition « Marcel Duchamp. La peinture, même ». L’accrochage et le parcours sont favorables à l’intelligence – de l’œuvre et du regardeur (doublé d’un voyeur).

Le titre que je donne à ces notes m’est suggéré par une Joconde à moustache et à barbiche. Ce fut en 1955 un cadeau de Duchamp à la très belle amie de Man Ray : L. H. O. O. Q. La première épreuve subie par Mona Lisa date de 1919, calembour en français ou exhortation en anglais : Look, si tu peux te borner au pur regard. La plus glorieuse des peintures du Louvre soumise à la question, au viol, au vol. On la dérobe. Que cache-t-elle sous sa robe ? Femme ou homme, projection d’un désir homosexuel de Léonard, etc. Avec ce portrait de Mona Lisa (un nom à double entente), malmené, iconoclaste, est posée la question qui gouverne toute la vie d’artiste de Duchamp et toute sa vie tout court jusqu’à l’inscription, à la fin de sa vie, L’Envers de la peinture.

Le premier chapitre de l’exposition, la deuxième salle, est donné au « climat érotique ». En 1968, l’année de sa mort, Duchamp publie des lithographies, Morceaux choisis d’après Courbet : un dessin épuré, une ligne suivie, mais entre les cuisses une pilosité appelle le voyeur. (Au mois d’août dernier, le « journal de référence » publiait un article sur une exposition à Ornans, la patrie de Courbet. Deux grandes photos en couleur. Le sexe velu de L’Origine du monde et, à côté, le sexe glabre de la femme allongée dans Étant donnés, de Duchamp. Mais dans la légende de la photo une chatte ne retrouverait pas ses petits, à commencer par le nom du peintre.)

À l’exposition, des Nus, très charnels, hauts en couleur, sont groupés les uns à côté des autres. Plutôt que de vouloir intégrer l’œuvre de Duchamp à l’histoire de l’art, il vaut mieux considérer ses réflexions sur le visible, l’infra-mince, la radiation des corps, les conditions d’un langage… Nous regardons ces nus à partir de La Mariée mise à nu par ses célibataires ou du Passage de la vierge à la mariée.

L’expression directrice de l’exposition, « la peinture, même », est une référence au titre du Grand Verre La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. Un verre transparent, jadis étoilé par un choc dû au hasard, aujourd’hui opacifié, épaissi par les commentaires. En 1960, Duchamp s’entretient avec Georges Charbonnier. Ces entretiens et leur transcription sont publiés par les éditions André Dimanche/INA (1994). À propos du « même » du titre fameux, Duchamp précisait : « Même n’a pas d’s, ce n’est pas les célibataires eux-mêmes : c’est un adverbe qui n’a aucun sens, qui vient comme un cheveu sur la soupe à la fin de cette phrase. » Une « indécision ». « Et quand même, ça ne fait pas non-sens… Ce n’est pas du non-sens, mais ça donne comme une direction. » Une direction, le sens du mouvement, mais non pas sa représentation que les futuristes avaient crue possible. Ainsi, du Moulin à café (1911), André Breton dans Le Phare de la mariée (1934) avait écrit qu’ « il pren[ait] à côté des guitares cubistes des airs de machine infernale ».

Jean Clair avait été le remarquable maître-d’œuvre de l’exposition de Beaubourg en 1977. Aujourd’hui, il lui revient de conclure le catalogue par un long texte où l’on retrouve sa démarche. Ses études précédentes ont été réunies dans un livre Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art (Gallimard, 2000).

« Marcel Duchamp et le dernier tableau ». Aux premières lignes de son texte, Jean Clair rappelle l’origine de cette rétrospective dans ce bâtiment neuf et nouveau. Le directeur du Centre, Pontus Hulten (luthérien, mais ça, c’est une autre histoire), avait voulu faire de cette exposition un manifeste : « Des deux artistes qui ont dominé le XXe siècle, Picasso et Duchamp, n’était-il pas temps d’admettre que le second était le plus important ? ».

En peu de mots, Jean Clair établit la distinction : « Picasso avait “liquidé” un héritage, mais Duchamp, lui, avait ouvert le siècle en avançant les principes d’un art qui deviendraient ceux de notre temps. Le premier s’était occupé, durant sa longue vie, à dresser le dernier inventaire possible du visible, à reparcourir tous les moyens de le représenter, de l’archaïsme africain à l’art paléochrétien, du cubisme au classicisme, et du maniérisme au surréalisme. Mais le second n’avait-il pas été, tout compte fait, plus radical, constatant l’épuisement du visible, et se dirigeant vers l’invisible ? Il avait osé se détourner du monde apparent, qui n’est qu’un leurre pour tenter de saisir ce monde nouveau de l’apparition (ce sont ses mots), insaisissable aux yeux, telle que la science, la mathématique, la métaphysique nous en ont fait peu à peu soupçonner l’étendue […]. Duchamp n’est pas le peintre qui ajoute un même tableau à la suite infinie des tableaux, il est le peintre du dernier tableau et il ose en tirer toutes les conséquences ».

L’horizon de la prospection de Duchamp, les moments de son œuvre, nous les suivons. Parfois, avec une hésitation, une réserve : ainsi au sujet de l’urinoir (Fontaine, 1937), Jean Clair, à partir de la photographie qu’en a prise Stieglitz, reconnaît dans les bords de la faïence des « lèvres » qui font entrer la fontaine dans le règne du féminin. Et le regard devrait reconnaître facilement dans la figure de l’urinoir le dessin, la figure même de la Joconde.

L’envers de la peinture ? Les mots comme toujours disent trop ou rien. Il n’y a ni envers ni endroit de la peinture. Pour Jean-François Lyotard, dans Les Transformateurs Duchamp (1977), l’œuvre de Duchamp est un espace de transformation.

Duchamp a représenté des joueurs d’échec. Mais il a vite abandonné la représentation des joueurs pour le jeu lui-même. Ainsi, sans rien abandonner de ses récits, Raymond Roussel, le modèle revendiqué par Duchamp lui-même, publie dans Comment j’ai écrit certains de mes livres sa « méthode » concernant le mat du fou et du cavalier. Il écrit à propos de la « formule Raymond-Roussel » qu’elle est une formule magique qui « s’imprègne d’elle-même dans notre esprit et nous mène presque automatiquement au Mat ». Ce qu’écrit Raymond Roussel est ouvert. Ses livres sont polysémiques. Et Duchamp ? M. Marcel, comme l’écrit ici Lyotard, « nous a asphyxiés. On ne peut plus rien dire. Mais voir ? Voir pas davantage. Le Verre, rien à voir. Transparent. Étant donnés, rien qu’une vulve à voir, et pour cette raison rien qu’un con pour voir. »

Un blanc et ceci : « Amendement. Mais non, c’est le contraire. »

Georges Raillard

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