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« Molière n’est pas du tout universel ». Entretien avec Christophe Schuwey

Spécialiste de la littérature française du XVIIe siècle, Christophe Schuwey, professeur assistant à l’université de Yale, nous a accordé un entretien.
Spécialiste de la littérature française du XVIIe siècle, Christophe Schuwey, professeur assistant à l’université de Yale, nous a accordé un entretien.

Patricia De Pas : Vous êtes l’un des auteurs d’un Atlas Molière qui vient de paraître aux éditions Les Arènes. Qu’est-ce qui a motivé ce travail ?

Christophe Schuwey : L’idée vient des deux coauteur·ices, Clara Dealberto et Jules Grandin, respectivement infographiste et cartographe. Le projet de raconter Molière en textes et en infographies rejoignait une question que je me pose depuis longtemps : comment communiquer le savoir au XXIe siècle, dans un monde de réseaux sociaux, de médias divers, d’attention plus éparpillée ? L’enjeu était particulièrement important pour Molière et son époque, parce qu’ils accumulent les mythes et les contrevérités. La preuve : on bloque encore sur des questions vides de sens, telles que la non-affaire Corneille-Molière, ou sur des idées datées comme celles de Molière pauvre saltimbanque ou malheureux en ménage. Cet Atlas Molière, c’est donc l’occasion de raconter un autre Molière, mais aussi de montrer un Grand Siècle largement différent de celui que l’on croit connaître.

P.D.P. : Êtes-vous satisfait du résultat final ?

C.S. : Oui, nous sommes très heureux de l’ensemble. Matériellement, d’abord, c’est un objet magnifique grâce à la virtuosité de Clara Dealberto et Jules Grandin. Dans le contenu, ensuite, parce qu’il s’agit vraiment de l’histoire que l’on voulait raconter, qu’il s’agisse des textes ou des infographies. Il s’agit vraiment d’un ouvrage écrit à trois, pensé, conçu ensemble : nous ne comptons pas le nombre de réunions pour trouver le bon angle, le bon discours et les bonnes infographies pour chaque chapitre.

Mais il y a aussi le soutien inconditionnel de notre éditeur, Les Arènes, et notamment de Jean-Baptiste Bourrat. Il faut vraiment en finir avec le mythe de l’auteur·ice omnipotent : un ouvrage ne se fait pas tout seul, ni au XVIIe siècle ni aujourd’hui. Dans le cas de L’Atlas Molière, par exemple, nous avons pu compter sur des éditeurs, qui ont fourni un immense travail de style, sur un conseiller historique, sur des correcteurs, etc.

P.D.P. : En quoi cet atlas contribue-t-il à éclairer l’œuvre de Molière ?

C.S. : Il renouvelle considérablement notre compréhension de Molière, le sort du théâtre et le remet dans son siècle. En lisant l’ouvrage, vous ne découvrez pas seulement un Molière que vous ne connaissiez pas, mais vous découvrez aussi que le XVIIe siècle, l’âge de Versailles, de Louis XIV, est un monde d’innovation, d’actualités et de médias, aux racines de questions extrêmement contemporaines. Donc le théâtre de Molière, c’est aussi autre chose que ce que l’on imagine : des grands spectacles, des produits dérivés, une concurrence féroce entre les troupes, des pièces en prise avec les modes, de la propagande, etc.

Comme L’Atlas Molière n’est pas une biographie, nous avons pu nous concentrer sur les questions qui nous paraissaient essentielles : les pièces (et la recette secrète de Molière !), bien sûr, mais aussi le statut des comédiens et comédiennes et les premières stars, le rapport de Molière et de la France à l’Étranger, les rapports des genres, les aspects matériels du théâtre, les techniques publicitaires, le rapport avec les libraires, etc. Tout cela, nous avons pu le raconter au fil des textes et des infographies. Les deux ont vraiment été pensés ensemble, dans une complémentarité parfaite : les infographies font partie du texte, et le texte introduit les infographies. Il s’agit véritablement d’une nouvelle forme de discours qui permet de clarifier des concepts complexes et d’offrir des données quasiment inédites. La structure du Misanthrope, par exemple, est très difficile à expliquer et très facile à représenter, sous la forme de pièces de puzzle. La chronologie du buzz de L’École des femmes est beaucoup plus parlante en images. En outre, l’infographie donne du sens aux chiffres : l’inventaire après décès de Molière, sous forme de liste telle qu’on peut le trouver aujourd’hui, ça ne dit pas grand-chose. Représenté en infographie, il permet d’appréhender le confort matériel du comédien et la valeur respective des objets au XVIIe siècle.

P.D.P. : Quelle est l’actualité de Molière, quatre cents ans après sa naissance ?

C.S. : Elle n’est pas où on voudrait la trouver. Molière n’est pas du tout universel, il ne parle pas du genre humain en général, mais bien de sa propre époque. Ce qui nous fait encore rire dans Molière aujourd’hui, ce sont des éléments que l’on trouve dans n’importe quelle comédie et qui ne sont pas du tout spécifiques à Molière : comique corporel, coups de bâton, stéréotypes sociaux, etc. En réalité, quand on assiste à l’une de ses pièces aujourd’hui, on manque 95 % des références et des blagues, à moins d’être spécialiste de cette culture. Les Précieuses, par exemple, c’est une suite de plaisanteries sur les dernières modes littéraires, vestimentaires et comportementales. Le Tartuffe, c’est une pièce virtuose sur le vocabulaire religieux des contemporains. Lorsqu’une pièce de Molière nous touche, c’est grâce à la médiation de l’école, à la magie de la mise en scène ou à celle de la direction d’acteurs. Croire que l’on accède au « vrai » Molière, c’est une illusion.

Paradoxalement, c’est cet aspect de Molière qui le rend pertinent, quatre cents ans plus tard. Il est extrêmement moderne dans son rapport au monde du spectacle, au show-business, à l’actualité, aux médias, ainsi que par sa stratégie publicitaire nouvelle et son sens de l’événement. Molière, selon ses contemporains, c’est avant tout un entrepreneur de spectacles, un virtuose de l’occasion qui met brillamment son monde et son actualité en scène, et qui en tire des profits considérables. Il est plus proche de Broadway ou des grands spectacles au Stade de France que du théâtre de tréteaux. Molière nous invite ainsi à interroger notre idée de l’art, parce qu’il légitime tous ces éléments que l’on tend à mépriser aujourd’hui, ou du moins, que l’on oppose à « l’Art », alors qu’ils sont au cœur même de la création moliéresque… et de la création tout court. Il met en échec tout snobisme, toute hiérarchie culturelle qui tend à distinguer un art « commercial » d’un art « pur », parce que le commerce et la réussite sont au cœur du Misanthrope. Mais pour pouvoir saisir tout ça, il ne faut pas seulement raconter l’histoire de Molière, il faut comprendre son monde, et c’est ce que nous avons voulu faire dans L’Atlas Molière.

Patricia De Pas

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