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« L’âge du troc et de la contrebande ». Entretien avec Christophe Manon

L’écrivain et poète Christophe Manon (qui n’aime guère les étiquettes) vient de faire paraître « Pâture de vent » aux éditions Verdier, qui fêtent leurs 40 ans d’existence. Il réinvente les formes de son écriture à chaque livre depuis « Ruminations » (Atelier de l’agneau, 2002). Il a accepté de répondre à nos questions sur la poésie et sur la situation économique des poètes et écrivains.
L’écrivain et poète Christophe Manon (qui n’aime guère les étiquettes) vient de faire paraître « Pâture de vent » aux éditions Verdier, qui fêtent leurs 40 ans d’existence. Il réinvente les formes de son écriture à chaque livre depuis « Ruminations » (Atelier de l’agneau, 2002). Il a accepté de répondre à nos questions sur la poésie et sur la situation économique des poètes et écrivains.

Isabelle Lévesque : Vous êtes écrivain et poète. Exercez-vous une autre activité ? Est-il possible de vivre de la poésie ? 

Christophe Manon : Il m’arrive bien sûr d’exercer d’autres activités. Toutefois, depuis quelques années, je tiens l’essentiel de mes revenus non pas de l’écriture proprement dite, mais de pratiques annexes telles que lectures publiques, rencontres, ateliers et interventions diverses que je combine avec des minima sociaux. On peut également bénéficier de bourses ou de résidences. Encore tout cela est-il d’une grande précarité. J’ignore si on peut vivre de la poésie, mais je sais que les poètes vivent encore un peu, ce n’est déjà pas si mal.

IL : Comment vit un poète ? Le romancier peut espérer de grosses ventes facilitées par la médiatisation de ses livres, des prix littéraires rémunérateurs et même des adaptations au cinéma ou à la télévision. En poésie, les ventes de chaque recueil sont faibles et il est donc irréaliste de compter sur ses droits d’auteur. Alors comment faire quand on veut passer sa vie en poésie ?

CM : Je ne pense pas qu’on vive en poésie, mais plutôt avec la poésie, on fait surtout comme on peut. Notre petite communauté est très diverse. Certains d’entre nous sont enseignants ou exercent toutes sortes de professions, d’autres vivent dans une grande précarité. Nous ne sommes pas hors de la société, nous rencontrons donc exactement les mêmes difficultés que nos contemporains.

D’autre part, je ne suis pas partisan d’une séparation des auteurs en corporations selon les genres pratiqués, cela entretient rivalités basses et esprit de clocher. La très grande majorité des romanciers n’est concernée ni par la médiatisation, ni par les prix prestigieux, ni par les ventes faramineuses, ni par d’éventuelles adaptations. Même si le roman bénéficie globalement d’une couverture médiatique et d’un public plus larges, cela ne touche qu’une infime minorité d’écrivains.

Je ne suis pas non plus partisan des discours catastrophistes. Pour ce qui est de la poésie, être pratiquement exclue des circuits de l’économie marchande peut aussi présenter certains avantages, cela développe l’inventivité et les capacités d’adaptation. Ce petit territoire littéraire fonctionne grâce à un réseau d’économie parallèle étendu et souple. Nous sommes en quelque sorte à l’âge du troc et de la contrebande. Puisque nous sommes quasiment invisibles, nous passons sous les radars de contrôle. Enfin, nous sommes relativement nombreux, ce qui est signe de vitalité et gage d’une belle effervescence. 

IL : Vous avez écrit certains de vos livres, dont, je crois, Pâture de vent (Verdier, 2019), en « résidence », ces structures mises en place par des collectivités locales ou régionales qui accompagnent matériellement et/ou financièrement l’écrivain dans la rédaction de son livre en échange d’un certain travail : animation d’ateliers d’écriture, interventions scolaires, lectures publiques… Que pensez-vous de ce dispositif ? Cela peut-il enrichir le travail de l’écrivain ou au contraire le brider ?

CM : Certains de ces dispositifs ont été conçus dans le but de nous laisser un maximum de temps de création, même s’il y a toujours des actions à mener en contrepartie. J’ai pu en bénéficier pour écrire quelques-uns de mes livres, en effet. D’autres, en revanche, sont trop contraignants et nous demandent de remplir un rôle de médiateur social. C’est un très beau métier, parfaitement respectable, mais ce n’est pas le nôtre, et peut-être, parfois, n’avons-nous tout simplement pas les compétences requises. Il est probable, quoi qu’il en soit, que certains y perdent beaucoup d’énergie.

En vérité, la seule chose qui « bride » vraiment, c’est le manque d’argent. Or, dans la plupart des cas, nous sommes très mal payés, il faut bien le dire. Dix résidences d’écrivain sont moins coûteuses qu’un cocktail républicain ou que l’équipement d’une compagnie de CRS. Ce qui m’étonne, c’est qu’on semble encore nous prêter certaines vertus sociales alors que nous sommes si mal considérés. Ce qui m’étonne aussi, c’est la méconnaissance dont les pouvoirs publics font preuve en général à l’égard des contraintes qui sont les nôtres.

Mécénat, bourses, qu’il soit privé ou public, l’argent est toujours de provenance douteuse, c’est sa nature. De plus, il assujettit ceux qui le reçoivent à ceux qui le versent, quelles que soient les intentions des uns ou des autres. Nous devons en être conscients et nous appliquer à déjouer ces mécanismes. Non pas considérer que l’on nous verse des aides, mais plutôt que nous sommes rétribués, car lorsque nous recevons de l’argent, ce n’est pas un cadeau qu’on nous fait : nous participons au rayonnement culturel et publicitaire de telle ou telle institution, c’est ainsi. Tout cela a une valeur, donc ça se paye, du moins dans le monde tel qu’il est.

IL : Dans Pâture de vent, vous dites que la pire des injonctions que l’on puisse vous faire est celle « de rester à la place qui [vous] est assignée ». Mais quelle est la place d’un écrivain-poète actuellement ? Pourrait-elle être autre ?

CM : Une place discrète et marginale. Mais si j’en avais souhaité une autre, je n’aurais certainement pas choisi ce job. Nous avons tout au plus quelques centaines de lecteurs. Nous n’avons pas à nous en plaindre parce que nous sommes en grande partie responsables de cette situation. Mais plus que l’anonymat, c’est l’indifférence qui accompagne généralement nos livres qui peut se révéler parfois douloureuse pour certains. La seule chose qui m’importe, c’est de pouvoir poursuivre mon travail d’écriture. Pour cela, il faut un minimum d’argent, de quoi vivre. Il faut donc que mon travail soit justement rétribué. Il me semble que c’est un souhait commun à bon nombre de gens.

Cela dit, il y aurait des choses à inventer, un statut similaire à celui des intermittents par exemple. Mais ce n’est certainement pas dans les projets de nos gouvernements.

IL : Vous dénoncez ce qui fait de la langue un « lieu de pouvoir et d’oppression ». Et vous protestez violemment contre les injustices sociales et politiques. Quand votre écriture se développe dans les voies de la poésie et invente sa syntaxe, sa disposition et ses rythmes, vous posez-vous la question de la lisibilité pour les lecteurs à venir ?

CM : Mes livres me paraissent parfaitement accessibles à tout le monde. Ce n’est pas un travail destiné à une élite ou à des lecteurs prétendument éclairés. Je m’adresse à mes semblables, voilà tout. Je crois que ce que j’écris peut éventuellement toucher ou émouvoir des lecteurs justement parce que nous sommes des semblables. La stupeur de vivre, la crainte de la mort, la toute-puissance du désir, l’amour, la joie, la détresse, tout cela me semble commun à chacun d’entre nous et donc partageable. Les lecteurs contemporains me suffisent, si j’ai la chance d’en avoir quelques-uns avec qui établir cette relation d’échange. Quant aux lecteurs à venir, si c’est une question de postérité, ce n’est vraiment pas mon affaire, c’est une amulette aux vertus magiques périmées.

[Parmi les œuvres récentes de Christophe Manon : Testament (d’après François Villon) (Léo Scheer, 2011), Extrêmes et lumineux (Verdier, 2015), Au nord du futur (Nous, 2016), Jours redoutables (Les Inaperçus, 2017).]

Isabelle Lévesque

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