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Quintil-Express

Jacques Barbaut fait prime dans le paysage contemporain français : mis à part Luc Étienne, régent de fondation du Collège de pataphysique, et Jean-Claude Carrière, régent de beaucoup d’autres choses, aucun auteur français ne s’était essayé avec autant de panache au limerick, ce genre réputé intraduisible et intranscriptible en des quintils français.
Jacques Barbaut
Alice à Zanzibar
Jacques Barbaut fait prime dans le paysage contemporain français : mis à part Luc Étienne, régent de fondation du Collège de pataphysique, et Jean-Claude Carrière, régent de beaucoup d’autres choses, aucun auteur français ne s’était essayé avec autant de panache au limerick, ce genre réputé intraduisible et intranscriptible en des quintils français.

Une bourgeoise prénommée Astrid
Qui fut modèle de polaroïds
De l’esthète Carlo Mollino
(Qui la demandait en kimono)
A aujourd’hui quelques rides

*

Cette dominatrice de Los Angeles
Tient ses soumis en laisse
Elle sait humilier les tristes sires
(Fouets, pinces et cierges en cire)
Sans créer la moindre tristesse 

Je songe, pour commencer, à Henry Miller dans Le Monde du sexe : « Mes lecteurs se classent d’ordinaire en deux catégories bien distinctes : ceux que dégoûte le fort élément de sexualité dans mon œuvre, et ceux qui se réjouissent de l’y voir entrer pour une si large part. » J’use, pour continuer, du « pluriel de majesté » ou « pluriel de modestie », au choix selon l’Académie française : soyons simple, c’est un plaisir juste que la lecture d’Alice à Zanzibar de Jacques Barbaut. L’ouvrage est composé de 238 limericks,courts poèmes irlandais de cinq vers sur une ou deux rimes, que Gershon Legman, éditeur d’une anthologie de 1 700 limericks publiée par Bell Publishing Company, définit ainsi : « Le limerick est la chose la plus sale (the dirtiest thing) qui se soit passée, parmi les formes littéraires anciennes, depuis les graffitis de Pompéi. »

Cette écuyère de chez Medrano
Qui monte de grands chevaux
Inspire une forte libido
Elle instille dans nos cerveaux
L’image de la bête à deux dos

*

Cette poupée prénommée Ylang Ylang
Qu’on disait de Luang Prabang
Ne donne qu’à son seul Tang
Sa bouche avec sa langue
Et son con comme une mangue 

Mauvais genre ; vulgarité ; grossièreté ; les qualificatifs ne manqueraient pas pour que la basoche tente de réduire à rien ces vers rageurs et pirouettant de narquoiserie. Mais ils sont avant tout obscènes, dans tout ce que cet adjectif peut avoir de pur, et cela dès l’origine, emprunté au latin obscenus (« de mauvais augure »), l’étymologie du mot reste entièrement inconnue. Jean-Claude Carrière, dans son ouvrage Cent un limericks français (La Bougie du sapeur, 1988), affirme que « les prolongements ontologiques et métaphysiques du limerick sont si nombreux, et si évidents, que je ne crois pas nécessaire de les évoquer dans cette note ». Au-delà de tout prolongement autre que ce qui demeure et ne nécessite pas d’être prolongé, leur véritable beauté, subversive ou non, réside essentiellement dans leur gratuité. Point de cuistrerie, point de prétexte, le mot se suffit à lui-même, il engendre le suivant en un entrechoquement d’images audacieuses et jubilatoires. Elles appellent à garder ce point de pureté, qui bat encore puissamment chez l’enfant et ne se diffond plus que chétivement chez l’adulte déshonnête : goûter avec candeur ce qui dévie de la bienséance ; les coudes sur la table ou ce qui se déroule dans les commodités ne sont-ils pas le fondement du rire fou, qui ne naît jamais dans la délicatesse rectifiée – comme on le dit de l’alcool –, mais dans le brassage libre des pudeurs ? Jacques Barbaut, l’érotomane, bat son lecteur à la houssine. Il dévoile et sculpte la morbidezza de notre langue. « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » Et la trame frémissante de chaque jour, rien ne saurait la faire reparaître, si ce n’est la fièvre intermittente de ces quelques vers projetés sur le papier, mélange de hasard et de nécessité, rite quotidien qui conjure l’ennui, cette anticipation de la vieillesse. 

Femme d’affaires de Marie-Galante
Magali s’était constitué une rente
En vendant son corps au plus offrant
Et pour quelques dizaines de francs
Ses culottes odoriférantes 

De quelle hauteur sans vertiges pourrait-on négliger ce trépignement des marelles, cette insolence lustrale, ces saynètes grotesques, qui semblent faire pendants à La Mauvaise Compagnie du peintre hollandais du siècle d’or, Jan Steen ? Jacques Barbaut est bien le commensal de nos amis Pierre Louÿs, le pornographe, et Arthur Rimbaud, le mercanti, dont l’écho du« Sonnet du trou du cul »résonne présentement dans ma chambre de bonne, digne d’un hôtel particulier :

Il respire, humblement tapi parmi la mousse
Humide encor d’amour qui suit la fuite douce

Guillaume Decourt