"Découvrir son langage antérieur"

Article publié dans le n°1025 (01 nov. 2010) de Quinzaines

 Des quatre livres d’Yves Bonnefoy, parus ces temps derniers, deux sont des recueils d’entretiens ou d’articles, et deux autres sont des inédits, sur lesquels nous nous attarderons.
Yves Bonnefoy
Le lieu d’herbes (Galilée)
Yves Bonnefoy
Raturer outre. Poèmes (Galilée)
Yves Bonnefoy
Le siècle où la parole a été victime (Mercure de France)
Yves Bonnefoy
L’inachevable. Entretiens sur la poésie, 1990-2010 (Albin Michel)
 Des quatre livres d’Yves Bonnefoy, parus ces temps derniers, deux sont des recueils d’entretiens ou d’articles, et deux autres sont des inédits, sur lesquels nous nous attarderons.

Dans Le Lieu d’herbes, dont le titre complet est Le Lieu d’herbes, le lac au loin (déjà une image, les grands traits d’un tableau), Yves Bonnefoy revient sur le sujet de L’Arrière-pays, traité en 1972, avec le sentiment de n’en avoir pas dit assez. Un tel sujet, c’est vrai, se renouvelle, s’enrichit constamment de visions inédites en même temps qu’il est noyau, centre de l’œuvre.

De quoi est-il question ? Est-ce d’un pays, d’un lieu géographique, à la fois jamais vu et très proche, et qui se situerait non pas ici, puisqu’il nous manque, mais plutôt vers là-bas ? Est-ce d’une soif métaphysique dont le fondamental arrière-pays serait comme le reflet, ou la photographie ancienne, mal imprimée et pauvre, techniquement ?

Pourquoi en faire autant de cas ? À première vue il est banal : « À ma gauche et à ma droite des murs de très vieille pierre, se portant devant moi vers l’horizon, pas très loin, sous un beau ciel bleu de jour d’été. Et entre ces murs et comme naissante sous mes pieds, une étendue d’herbes plutôt sauvages et hautes, avec parfois des orties et, comme se dégageant de cette confusion, trois ou quatre roches éparses. » L’auteur dit s’y trouver, indubitablement, l’éprouver familier et cependant ailleurs que dans sa vie présente.

Absent-présent ? Qu’est-ce donc, s’interroge à nouveau Bonnefoy ? « Une figure comme on en voit dans les rêves » ? Non, répond-il, car le lieu d’herbes, un exemple parmi d’autres, a pour atout majeur d’être « gardé ensemble », ou de constituer une unité très forte. Si bien que « grâce à elle je suis ».

Dans le cas du lieu d’herbes, récupéré les yeux fermés, dans celui du « beau rêve », raconté par la suite, « un lac et ses rives calmes sous un ciel pur, il s’agit d’une image qui prend sa source dans l’enfance, à une époque où le langage conceptuel n’a pas encore raidi, comme ossifié, la perception que nous avons des choses. Le travail poétique, en vers autant qu’en prose, consistera alors à remonter le cours du temps, à être capable de « désigner, non d’analyser ». Recherche des « années profondes » de Baudelaire, des  « journées infantes » de Rimbaud, non pas du tout à des fins métaphysiques mais pour retrouver « la parole des grands référents oubliés sous la masse tumultueuse des signifiés ».

Avec Raturer outre, Yves Bonnefoy nous livre une série de poèmes, quatorze vers distribués en deux quatrains et deux tercets, dont la contrainte lui a permis d’établir des rapports dont il n’aurait sinon pas eu l’idée, dit-il, car elle lui a donné accès à « des souvenirs clos si ce n’est réprimés ». Ce qu’il appelle « raturer outre ». Étude par la méditation et l’écriture de photographies, de souvenirs d’événements, d’images conservées par la mémoire (un jardin, une écharpe), de sons (musique ou voix), de saveur ou de formes ; recherche d’un nom, d’un mot enfoui… c’est tout cela que tente Raturer outre.

« Le clavier, il y revenait chaque matin,
C’était ainsi depuis qu’il avait cru
Entendre un son qui eût changé la vie,
Il écoutait, martelant le néant 
»
(Le pianiste)

« Ah, prends ce livre, dit-il,
Un nom est là.
Dis-moi ce nom que je cherche
 »

L’Inachevable rassemble des entretiens sur la poésie publiés isolément entre 1990 et 2010. Il fait suite aux Entretiens sur la poésie (1) qui concernait la période de 1972 à 1990. Le titre semble indiquer qu’un autre livre devrait suivre mais il exprime aussi une impuissance. Dire le vivant est infini. Achever, c’est interrompre et mettre un point final à ce qui se poursuit sans nous.

« Déjà la mort
Prenait sa main, lui disait de le suivre
 »
(L’écharpe rouge. Raturer outre)

On retrouve dans ce volume des entretiens lus en leur temps, avec bonheur : par exemple, pour n’en citer que deux, sur Pierre Jean Jouve, dont il fut proche et sur Paul Valéry, à propos duquel il tente d’expliquer son mélange d’attirance et de rejet.

Le siècle où la parole a été la victime, lui, rassemble des préfaces à des livres, à des catalogues d’exposition, des conférences, de courts volumes parus chez Galilée. Il fait écho au précédent, avec, par exemple, le texte sur Giacometti et Cartier-Bresson, et aussi aux deux livres parus sur le sculpteur (2) ; étudie longuement un auteur, comme Christian Dotremont, qu’il a très bien connu, Louis-René des Forêts, ou bien André Breton qui fut également l’objet d’un livre (3) et de nombreux développements dans des textes divers.

Tissage des propos, récurrence des visions poétiques, conversations avec les morts et les vivants de l’art, avec les auditeurs des conférences ou les lecteurs à la sortie des livres, l’œuvre est tournée vers l’autre, tout en se nourrissant du dedans, de l’intime de l’auteur. Elle semble enregistrer, en sismographe, les variations multiples autour d’une idée-force, d’une exigence capitale : découvrir son langage antérieur et sa capacité à voir, sentir, penser, comme dans l’enfance, et retrouver ainsi une unité.

1. Mercure de France, 1990.
2. Alberto Giacometti, biographie d’une œuvre (Flammarion, 1991) ; Alberto Giacometti (Assouline, 1998).
3. Breton à l’avant de soi (Farrago/Léo Scheer, 2001).

Marie Etienne