A lire aussi

Revenir à Soljénitsyne

Article publié dans le n°1125 (01 avril 2015) de Quinzaines

L’œuvre si considérable de Soljénitsyne, qui a bouleversé l’Europe et le monde il y a quarante ans, aurait-elle disparu ?
Alexandre Soljenitsyne
Le chemin des forçats (Fayard)
Alexandre Soljenitsyne
Le déclin du courage (Les Belles lettres)
Alexandre Soljenitsyne
L'archipel du goulag, version abrégée inédite (Seuil)
L’œuvre si considérable de Soljénitsyne, qui a bouleversé l’Europe et le monde il y a quarante ans, aurait-elle disparu ?

Beaucoup de critiques ont visé son auteur, considéré moins à travers ses livres que dans ses déclarations publiques lors de son séjour en Occident puis après son retour en Russie, comme le prophétique (et discutable – mais discute-t-on une prophétie ?) « Discours de Harvard » (Le Déclin du courage) : il aurait été réactionnaire, antisémite même (il s’est longuement expliqué sur ce point dans les deux volumes de Deux siècles ensemble), croyant en Dieu (pire que tout) ; et le vrai grand écrivain issu du goulag aurait été Varlam Chalamov (à qui Soljénitsyne ne cesse de rendre hommage). Voici l’occasion de revenir vers lui.

L’Archipel, d’abord. Le livre est exceptionnel. Rédigé dans des conditions difficiles, en se cachant des censeurs : à la fin de l’été 1973, une femme qui en tapait une copie (pas de photocopies, alors) est arrêtée à Leningrad ; interrogée pendant cinq jours sur l’origine du manuscrit, elle rentre chez elle et se pend. Mais le travail était achevé dès 1968, l’écrivain a reçu le prix Nobel de littérature en octobre 1970, ce qui, dans une certaine mesure, le protège de la répression. Il fait passer le manuscrit en Occident (« Quelle liberté ! Quelle légèreté! Le monde entier tiendrait dans mon étreinte ! », s’écrie-t-il dans une sorte d’ivresse), et prend la décision de le publier, en russe, à Paris chez YMCA-Press en 1973 ; les traductions paraissent alors en de nombreuses langues. Le retentissement est énorme : c’est la première enquête méthodique et documentée, la première synthèse sur l’univers des camps soviétiques rédigée dans le pays même, sur la base de ses souvenirs d’ancien déporté ; des très nombreux témoignages qu’il avait reçus à la suite de la publication dans la revue Novy Mir, en 1962, du temps de Khrouchtchev, de la longue nouvelle Une journée d’Ivan Denissovitch, qui avait eu un immense écho en URSS (avant d’être retirée de certaines bibliothèques dès le milieu des années 1960, puis définitivement en 1974) ; et enfin des consultations qu’il avait réalisées auprès de survivants des camps, qu’il cite abondamment. Le 12 février 1974, Soljénitsyne est arrêté, puis privé de sa nationalité et expulsé.

La traduction française finit de paraître en 1976, au Seuil. Elle comprenait, en trois gros volumes, mille trois cents pages grand format en caractères serrés. Constatant que les jeunes lecteurs reculaient devant cette tâche, l’écrivain se résolut à une édition condensée, que sa femme Natalia mena à bien après sa mort, et dont la traduction paraît à présent, en huit cent quatre-vingts petites pages en petits caractères. La déperdition est considérable. Les chapitres de l’édition originale (disponible chez Fayard, Œuvres complètes, tomes 4-6) sont conservés – et donc l’organisation de l’ouvrage – mais ont disparu nombre d’épisodes détaillés, de portraits (et de photos), de réflexions et de discussions passionnantes. C’est à l’édition complète qu’il faut revenir si l’on veut comprendre ce que Soljénitsyne dit des vieux bolcheviks (en particulier de Boukharine), de Trotski et des trotskistes, des Soviétiques enrôlés dans l’armée Vlassov, qui combattit aux côtés des nazis, trahissant leur patrie après avoir été trahis par elle, des révoltes dans les camps (3e volume : c’était une révélation) et de l’approbation inattendue que l’auteur donne alors au processus révolutionnaire, au recours à la violence (les meurtres de mouchards) : on est loin de l’image d’un fieffé réactionnaire.

Parmi les réactions que suscita la parution, celle de Claude Lefort, Un homme en trop (Seuil, 1976, à reparaître ce printemps en poche chez Belin), est remarquable : l’ancien élève de Merleau-Ponty ne s’y comporte pas en philosophe qui viendrait penser le matériau que l’enquêteur lui fournirait. Il suit l’œuvre dans le détail, rend justice à son caractère littéraire, à sa composition, à ses scrupules comme à sa colère et à son ironie. Comme quand il lisait Machiavel, Tocqueville ou Marx, il pense avec celui qu’il lit, et reconnaît avec lui l’incitation à ne pas penser qui est au cœur de l’effrayant attrait du totalitarisme. C’est avec le concept d’idéologie, forgé par Marx pour dénoncer l’idéologie bourgeoise, qu’il analyse « l’idéologie de granit » du communisme telle que la met en lumière l’écrivain russe.

Le « chemin des forçats » (« dorojenka », « la petite route », diminutif affectueux et compatissant) est le nom traditionnellement donné en Russie au trajet accompli par les forçats. C’est en déportation que Soljénitsyne a composé ce poème autobiographique pour le confier à sa mémoire. Il y raconte sa famille, son enfance, sa jeunesse, les émotions et les pensées d’un homme assailli par les tourmentes de l’époque (il est né en 1918), jusqu’à son arrestation en 1945, la censure ayant intercepté une lettre à un ami où il s’exprimait librement. Traduire la poésie russe, si profondément musicale dans ses rythmes et ses sonorités, on le sait, c’est impossible, s’agirait-il de Pouchkine. Il faut le faire néanmoins. Hélène Henry, qui a traduit, entre bien d’autres choses, les poèmes de Pasternak et de Nabokov, s’y est attachée. Ce qu’elle rend le mieux, c’est, il me semble, la variété des rythmes, des vers, des strophes tantôt paisibles tantôt heurtées, qui donne leur vie au récit et à la succession des impressions et des pensées. Le poème est riche, passionnant, éclairé par la connaissance intime que la traductrice a de la vie et de la culture russes. Les derniers vers (l’incarcération à Moscou) sont une réussite : « Loubianka ! Tu as englouti / La moitié du monde ! Reçois / Une proie de plus !... / ... Derrière moi grince la porte, / La hache crisse sur mon cou. »

Pierre Pachet