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Simone Weil contre les fake news ?

Article publié dans le n°1211 (16 mars 2019) de Quinzaines

Dans nombre de démocraties libérales aujourd’hui, l’information et la vérité ne semblent plus faire bon ménage. Le terme récent de « fake news » se veut le symptôme des supposées dérives mensongères de la presse à l’ère de la « post-vérité » et de la nécessité de la contrôler. La situation est-elle donc inédite ? Un regard sur « L’Enracinement » (1943) de la philosophe Simone Weil éclaire des ressemblances troublantes.
Dans nombre de démocraties libérales aujourd’hui, l’information et la vérité ne semblent plus faire bon ménage. Le terme récent de « fake news » se veut le symptôme des supposées dérives mensongères de la presse à l’ère de la « post-vérité » et de la nécessité de la contrôler. La situation est-elle donc inédite ? Un regard sur « L’Enracinement » (1943) de la philosophe Simone Weil éclaire des ressemblances troublantes.

Dans une interview informelle récemment accordée à des journalistes, le président Macron proposait la création d’un système de vérification de l’information « avec des garants qui soient des journalistes » et « une forme de subvention publique assumée »[1]. Devant l’avalanche anarchique d’informations sur le net, l’injonction est claire : il faut « assurer la neutralité » dans les médias, en créant des « structures » financées par l’État.

Atteinte insupportable à la liberté de la presse ? Décision réaliste devant l’incontestable révolution de la diffusion numérique des informations ? Une chose est sûre : entre le projet de loi sur les fake news et l’idée d’une structure de vérification de l’information rattachée à l’État, on peut se demander si la critique actuelle contre la résurrection des « maîtres de vérité » ne se trouve pas justifiée. La presse semble bien, dans l’esprit du président, un espace de signification non plus seulement à déchiffrer (on pense ici à la naissance récente des départements « décodeurs » ou « désintox » de nos grands journaux) mais bien à contrôler.

En fait, la question actuelle des fake news n’est que la forme récente d’une prescription séculaire dans le cadre des démocraties libérales : le « contrôle » des possibles dérives mensongères de la presse, la mise hors jeu d’une énergie rebelle qu’il faudrait juguler. À entendre l’idée d’un comité étatique de vérification des fake news, comment ne pas penser aux propositions de Simone Weil dans L’Enracinement, qui dès 1943 s’était attaqué au problème des fausses informations dans le champ médiatique ? 

« Le public se défie des journaux » 

Comme M. Macron, Simone Weil s’insurge contre les mensonges éhontés de la presse, qui bafouent ce qu’elle appelle le « besoin de vérité ». Il semble bien que la situation n’ait pas beaucoup changé : « l’énormité des faussetés matérielles » fait, selon elle, que « [l]e public se défie des journaux ». Bref, « [o]n lit alors comme on boirait l’eau d’un puits douteux »[2]. L’accès de méfiance du peuple envers la presse, supposé inédit par certains, n’est donc pas nouveau.

Pas nouvelle non plus, l’idée d’une vulnérabilité psychologique et intellectuelle du peuple face à ces mensonges : de même qu’aujourd’hui les réseaux sociaux et la libre circulation de l’information posent le problème du « jugement » du lecteur, souvent prompt à suivre ses propres opinions, de même, Simone Weil s’inquiète : « Le public se défie des journaux, mais sa défiance ne le protège pas. Sachant en gros qu’un journal contient des vérités et des mensonges, il répartit les nouvelles annoncées entre ces deux rubriques, mais au hasard, au gré de ses préférences. Il est ainsi livré à l’erreur. »

Entre chaque citoyen et les journaux, les démocraties occidentales ont tendu une incessante demande de vérité. Le pouvoir a donc toujours regardé la presse en chien de faïence, aux aguets de ses inévitables dérives, excès de logorrhée, sensationnalisme et goût déplacé pour le scandale. Pourquoi alors Simone Weil en avait-elle fait en 1943 l’objet du grand soupçon ? 

« On n’a pas le droit de leur donner à manger du faux » 

La rédaction de L’Enracinement est intégrée à une réflexion plus générale sur la reconstruction des institutions politiques après la Libération. Simone Weil n’entend pas fonder la légitimité de la politique sur les droits, mais sur les devoirs. Elle s’inquiète des « besoins de l’âme » en tout être humain et des conditions institutionnelles effectives de leur satisfaction. Parmi eux, les besoins d’ordre, de liberté, d’obéissance, de responsabilité, d’égalité, de liberté d’opinion, etc. C’est au sujet du « besoin de vérité » qu’elle aborde le problème des informations fallacieuses. Elle s’inquiète d’abord et surtout du sort des plus démunis, des classes populaires, des ouvriers, victimes de l’industrialisation. Qu’en sera-t-il pour eux qui « travaillent huit heures par jour » et font pourtant « le grand effort de lire le soir pour s’instruire » ?

Simone Weil déplore une impossibilité pratique, dont le caractère structurel appelle une prise en charge institutionnelle. « Ils ne peuvent pas se livrer à des vérifications dans les grandes bibliothèques. Ils croient le livre sur parole. On n’a pas le droit de leur donner à manger du faux. » Peu importe la « bonne foi » de certains rédacteurs, les faits sont là, les mensonges sont vomis dans l’esprit de ces pauvres gens. La justice restera-t-elle muette devant ce crime ? Demeurera-t-elle aveugle ? Weil en appelle à une réponse d’ordre juridique : « Tout le monde sait que, lorsque le journalisme se confond avec l’organisation du mensonge, il constitue un crime. Mais on croit que c’est un crime impunissable. » À tort, selon elle.

Simone Weil critique donc l’inertie pénale et appelle des mesures de sanction contre les propagateurs de fausses informations dans l’espace public. Elle propose d’instaurer des « tribunaux spéciaux, hautement honorés, composés de magistrats spécialement choisis et formés. Ils seraient tenus de punir de réprobation publique toute erreur évitable, et pourraient infliger la prison et le bagne en cas de récidive fréquente, aggravée par une mauvaise foi démontrée. » Pour la concrétisation de son projet institutionnel de protection contre la fausseté, Simone Weil propose donc une cour de « gardiens de la loi », sortes de nomophulakes platoniciens. Elle proposait ainsi un exemple de fake news : « Le jour où Gringoire publia in extenso un discours attribué à un anarchiste espagnol qui avait été annoncé comme orateur dans une réunion parisienne, mais qui en fait, au dernier moment, n’avait pu quitter l’Espagne, un pareil tribunal n’aurait pas été superflu. La mauvaise foi étant dans un tel cas plus évidente que deux et deux font quatre, la prison ou le bagne n’auraient peut-être pas été trop sévères. »

Dans quelle mesure ce texte, si actuel dans son analyse, permet-il d’éclairer les propositions présidentielles ? 

1943-2019, même combat ? 

La transmission de l’information a incontestablement changé depuis 1943 : les réseaux sociaux et internet ont posé à nouveaux frais le problème du jugement critique et de la vulnérabilité de chaque individu devant la fausse information. L’orientation politique générale du gouvernement va visiblement vers l’idée, sinon d’une tutelle, du moins d’un « encadrement » intelligent par des organes décodeurs institutionnalisés. Le présupposé est donc qu’au regard des coordonnées actuelles de l’accès à l’information, on ne peut pas faire confiance à chacun pour trier naturellement les bonnes informations des mauvaises. Comme chez Simone Weil, on voit là le terrain d’un arbitraire malheureux – d’autant moins autonome aujourd’hui qu’il est conditionné par les algorithmes : amplification du biais de confirmation, polarisation et insularisation des points de vue qui enferment dans la fréquentation du même.

Mais si la proposition d’un comité de contrôle de l’information par des journalistes « choisis » ne semble donc pas très éloignée du système proposé par Weil, elle tombe sous le coup des mêmes accusations.

Premièrement, dans les deux cas, se pose le problème de la coexistence problématique d’un débat politique pluraliste et ouvert avec le présupposé d’une vérité nue, qu’il s’agirait de découvrir ou de protéger. Car s’il est incontestable que les mensonges volontairement divulgués par certains organes ou personnes sur internet méritent sanction, comment limiter la mainmise de ce comité de vérification à ces cas manifestes ? N’est-ce pas succomber à l’illusion d’optique de la vérité virginale ? En tant que ce comité serait un organe de sanction et de décision, ses actes seraient inévitablement des opérateurs de clôture du débat et donc, possiblement, un facteur de dépolitisation. N’est-ce pas étouffer la liberté en cherchant à l’étreindre ? 

Deuxièmement, le problème de la neutralité se pose tout autant à Weil qu’à notre président. La philosophe se fait à elle-même l’objection : « Mais qui garantit l’impartialité des juges ? […] La seule garantie, en dehors de leur indépendance totale, c’est qu’ils soient issus de milieux sociaux très différents, qu’ils soient naturellement doués d’une intelligence étendue, claire et précise, et qu’ils soient formés dans une école où ils reçoivent une éducation non pas juridique, mais avant tout spirituelle, et intellectuelle en second lieu. Il faut qu’ils s’y accoutument à aimer la vérité. » Qui ne peine pas à imaginer une telle armée de fidèles « amants » d’une vérité pour le moins énigmatique ? De même, qui ne fronce pas les sourcils devant l’idée d’une sélection des journalistes ?

Le problème de la pollution des débats par des « fausses informations » n’est donc pas nouveau. On ne voit que la nouvelle configuration médiatique pour motiver le concept anglais de fake news. S’il s’avère légitime de signaler les informations captieuses et susceptibles de cristalliser et d’échauffer le débat démocratique autour de questions qui n’ont pas lieu d’être (la France a-t-elle vendu l’Alsace et la Lorraine à l’Allemagne ?), l’applicabilité d’un système de contrôle étatique de l’information arrimé à la « vérité » demeure problématique. Comment situer la frontière entre l’encadrement et la tutelle des citoyens ? Quelle nécessité aujourd’hui d’un tiers étatique de confiance à l’ère de la « post-vérité » ?

Simone Weil concluait sans hésitation : « Dans tout cela il n’y aurait pas la moindre atteinte aux libertés publiques. Il y aurait satisfaction du besoin le plus sacré de l’âme humaine, le besoin de protection contre la suggestion et l’erreur. » Si aujourd’hui ce besoin est hors de doute, les conditions de son respect sont loin d’être résolues pour nous. 

[1]. https://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-berretta/macron-elysee-confidential-31-01-2019-2290521_1897.php
[2]. Simone Weil, L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Gallimard, 1949 (écrit en 1943). Toutes les citations qui suivent proviennent du même ouvrage.

[Emma Carenini est étudiante ; elle prépare l’agrégation de philosophie à l’université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne).]

Emma Carenini

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