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Thanatographie de Merleau-Ponty

Article publié dans le n°1088 (16 juil. 2013) de Quinzaines

Même ceux qui disent ne pas croire à l’immortalité de l’âme peuvent être disposés à dire « vivant » tel auteur disparu dont ils voient la pensée persister au cœur des débats actuels. Il paraît alors aller de soi de raconter la vie de ce penseur. Pierre Campion adopte la démarche inverse. Il commence par la mort de Maurice Merleau-Ponty, afin de montrer la présence de ce mort, de cette ombre.
Pierre Campion
L'ombre de Merleau-Ponty. Entre philosophie, politique et littérature
Même ceux qui disent ne pas croire à l’immortalité de l’âme peuvent être disposés à dire « vivant » tel auteur disparu dont ils voient la pensée persister au cœur des débats actuels. Il paraît alors aller de soi de raconter la vie de ce penseur. Pierre Campion adopte la démarche inverse. Il commence par la mort de Maurice Merleau-Ponty, afin de montrer la présence de ce mort, de cette ombre.

Il n’est pas rare qu’un livre ou un film commence par la mort du héros. Les éloges funèbres sont une bonne occasion de revenir en arrière et de présenter ce que fut l’existence ainsi achevée. Si l’on peut qualifier de thanatographie plutôt que de « biographie » ce livre de Pierre Campion sur Merleau-Ponty, c’est à cause de l’insistance avec laquelle il revient sur la mort prématurée du philosophe, qui l’a rendu vivant pour ceux qui lui survivaient. Non en vertu d’un paradoxe faussement profond, mais parce que Merleau-Ponty est mort à cinquante-trois ans, en pleine force de l’âge, tandis qu’il préparait ses cours pour le Collège de France. Nés la même année que lui, ses condisciples Claude Lévi-Strauss, mort centenaire, et Simone de Beauvoir, presque octogénaire, ont eu le temps de clore leurs œuvres. Sartre, leur aîné de trois ans, est mort à soixante-quinze ans après avoir proclamé durant les ultimes années que son œuvre était achevée, même si la plupart de ses livres importants annonçaient une suite qui n’est jamais venue. Merleau-Ponty est mort alors que sa pensée avait déjà beaucoup évolué, d’une manière telle que l’on peut légitimement supposer qu’elle aurait évolué encore. Cette ouverture même caractérise sa forme de présence comme « ombre », titre que Campion reprend d’un essai que Merleau-Ponty avait consacré à Husserl.

De Sartre, de Beauvoir, de Lévi-Strauss, on sait ce qu’ils ont fait et écrit ; à propos de Merleau-Ponty, on peut toujours se demander ce qu’il aurait écrit dans telles circonstances survenues après l’arrêt cardiaque du 3 mai 1961, une date qui revient comme un leitmotiv dans le livre de Campion. La forme qu’aura prise sa présence aura été son absence. C’est la « colonne absente » de Claude Lefort ; le philosophe de qui Jean Hyppolite attendait « une nouvelle idée de la vérité » ; le « camarade perdu » en qui Jean Wahl « trouve la plénitude ». Comment savoir ce qu’aurait été l’œuvre de ce mort s’il avait pu la poursuivre ? On sait que, premier directeur des Temps modernes, il n’a pas signé le Manifeste des 121 ; c’est déjà une indication mais pour le reste ?

Son ombre aura été assez imposante pour que, a contrario, Jean-Claude Passeron se soit refusé à « infuser des cours sur la perception » et ait abandonné la philosophie pour la sociologie. Sa mort précoce offrit à Merleau-Ponty le privilège de figurer dans les programmes officiels des classes terminales quand Sartre et Heidegger en restaient exclus pour cause de survie. Dès lors, les cours sur la perception allaient devenir le ronron quotidien des professeurs de philosophie, du côté de Descartes et d’Alain, dans la suite des stoïciens. Cette place de philosophe officiel de la Ve République – ou du moins de ses inspecteurs généraux –, ce n’était pas l’auteur d’Humanisme et terreur qui l’occupait, ni même celui de Signes.

La politique n’était pas une mince affaire pour lui, et pourtant ce qu’il a pu écrire en la matière paraît d’une autre époque. Toutefois, on ne peut dire que cette pensée aurait complètement disparu de l’horizon, sa vigueur persiste, à travers les travaux de Claude Lefort, qui se sera montré en la matière le plus fidèle et le plus inventif des disciples. Si, à l’heure actuelle, on ne lit plus guère un ouvrage comme la Phénoménologie de la perception, la cause en est moins l’objet étudié que la méthode utilisée : la phénoménologie n’est plus dans l’air du temps et qui s’intéresse aujourd’hui aux travaux de Merleau-Ponty sur la perception le fait principalement sur la base de ses écrits sur la peinture, lesquels sont posthumes.

Pierre Campion n’est pas philosophe et ne feint pas de l’être. Il nous présente une personnalité qu’il juge attachante et qui se trouve avoir été un philosophe au sens le plus reconnu du terme puisqu’il enseignait au Collège de France. Les positions philosophiques de son personnage ne le laissent pas indifférent. Il les expose, mais de façon relativement accessoire, plutôt pour montrer la profondeur de pensée de son personnage que pour les discuter. Une incitation à y aller voir par soi-même. Merleau-Ponty est pour lui un personnage, qui se trouve avoir été un penseur. Revenant sur les contributions qui furent rassemblées dans diverses revues, à commencer par Les Temps modernes dès l’automne 1961, puis L’Arc en 1971 et Esprit en 1982, Campion est frappé par la propension, en particulier de Sartre, à faire de Merleau-Ponty un personnage de ses propres œuvres. D’une certaine manière, il l’en défend mais tout son livre va dans ce sens, et pas seulement dans les pages où il s’attache à comprendre la dimension affective de la personnalité de Merleau-Ponty à partir du personnage de Pradelle, nom sous lequel Simone de Beauvoir l’évoque dans les Mémoires d’une jeune fille rangée.

Un trait caractéristique de ce personnage serait l’espèce de subordination intellectuelle dans laquelle il aurait toujours été face au grand frère Sartre. La Phénoménologie de la perception serait ainsi une sage réplique de L’Être et le Néant, paru deux ans plus tôt (1943). Il est effectivement impressionnant de voir Merleau-Ponty prononcer en 1948 une conférence sur Francis Ponge, qu’il intitule « L’homme et l’objet », quand Sartre a repris dans Situations I, publié à l’été 1947, un article de 1944 sur le même Ponge, intitulé « L’homme et les choses ». Qu’à cette occasion « Merleau-Ponty se mesure à Sartre » n’appellerait pas de remarques particulières, si c’était seulement à cette occasion. Or l’impression qu’a retenue Campion, et qui transparaît tout au long de son livre, est que tel aura toujours été le mode de leurs relations, depuis l’École normale. Le jeune frère passant sa vie à quêter la reconnaissance de l’aîné qui n’aurait jamais cessé d’être plus brillant. Bien sûr, Sartre proclame son amitié pour celui dont il apprécie le sérieux, mais il n’a pas vraiment besoin d’être reconnu par lui. Ceci peut n’apparaître que comme un détail, mais nul n’imagine – et certainement pas Sartre lui-même – qu’un texte de Sartre aurait pu ne pas être signé. Or, durant les années où il dirigeait de fait Les Temps modernes, Merleau-Ponty y a publié nombre d’articles qu’il n’a pas signés autrement que « TM ». C’était certes engager la revue, c’était aussi se mettre soi-même en retrait.

La contrepartie, bien sûr, de ce relatif effacement aura été la survie posthume de Merleau-Ponty, à travers les textes politiques de Claude Lefort, qui n’a jamais caché sa dette à son égard, et aussi parce que ses écrits sur les arts plastiques intéressent les actuels théoriciens de l’art. Et cela, il le doit paradoxalement à sa mort prématurée qui a laissé une ouverture, quand l’œuvre de Sartre ne stimule guère les réflexions actuelles, du fait de sa clôture même. Écrire donc sa thanatographie pour le montrer vivant.

Marc Lebiez