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Un jeu mortel

Article publié dans le n°1017 (16 juin 2010) de Quinzaines

    Le changement du chiffre des dizaines du millésime a donné lieu, comme on devait s’y attendre, à de multiples établissements de listes concernant la décennie écoulée, chaque revue, chaque site, chaque blog y allant de ses dix, vingt ou trente meilleurs films répertoriés depuis le changement de siècle. L’excellente revue Les Fiches du cinéma, dans son récent ouvrage, Chronique d’une mutation, Conversations sur le cinéma (2000-2010), qui met en perspective la période de référence, va même jusqu’à indiquer 168 titres « qui ont marqué ces années (1) ». Tant mieux si ces orpailleurs trouvent dans leurs batées autant de pépites qui justifient leur quête. Pour notre part, nous n’avons pas le sentiment d’avoir mis derrière les fagots autant de titres – une vingtaine chaque année, on s’en souviendrait. Et en tout cas, bien peu de ces « hidden gems » que nous évoquions ici même jadis (QL n° 960).

FERDINAND KHITTL
LA ROUTE PARALLÈLE
DVD, Choses vues/éditions Filmmuseum
sortie le 30 juin 2010

    Le changement du chiffre des dizaines du millésime a donné lieu, comme on devait s’y attendre, à de multiples établissements de listes concernant la décennie écoulée, chaque revue, chaque site, chaque blog y allant de ses dix, vingt ou trente meilleurs films répertoriés depuis le changement de siècle. L’excellente revue Les Fiches du cinéma, dans son récent ouvrage, Chronique d’une mutation, Conversations sur le cinéma (2000-2010), qui met en perspective la période de référence, va même jusqu’à indiquer 168 titres « qui ont marqué ces années (1) ». Tant mieux si ces orpailleurs trouvent dans leurs batées autant de pépites qui justifient leur quête. Pour notre part, nous n’avons pas le sentiment d’avoir mis derrière les fagots autant de titres – une vingtaine chaque année, on s’en souviendrait. Et en tout cas, bien peu de ces « hidden gems » que nous évoquions ici même jadis (QL n° 960).

Car la catégorie initiée par Sight & Sound des « joyaux cachés oubliés par le temps » nous semble en voie de raréfaction. Certes, c’est le temps qui juge et il est difficile de parier sur les résultats de son épreuve. Mais en voyant pour la première fois Hallelujah the Hills d’Adolfas Mekas (1963) ou Le Paradis du Mexicain de Robert Downey (1972), nous avions la certitude de mettre l’œil sur des films dont l’étrangeté résisterait à l’usure, des hapax qui, d’une ère à l’autre, garderaient toutes leurs vertus saugrenues tels, pour remonter plus loin, La Symphonie des brigands (Friedrich Feher, 1936), Monsieur Coccinelle (Bernard-Deschamps, 1938) ou Les 5 000 Doigts du Docteur T (Roy Rowland, 1953). Des titres dans la marge dont la seule évocation déclenche des sourires connivents chez les heureux mortels qui ont pu les savourer, et dont on aimerait prolonger la liste.

Die Parallelstrasse fait partie de cette petite cohorte de titres inoubliables. Une projection au Festival de San Sebastian en 1962, une autre à Cannes (Semaine de la Critique) en 1964, une troisième en septembre 1966 organisée par Henri Langlois rue d’Ulm, une sortie en avril 1968, furtive, la date étant mauvaise pour les sorties – peu de spectateurs à l’époque, aucun depuis. Et pourtant, une réputation légendaire intacte, soigneusement entretenue par les fidèles de ce film mystérieux, unique long métrage d’un cinéaste qui s’est tu ensuite, jusqu’à sa disparition en 1976 – excepté sa signature du Manifeste d’Oberhausen, acte de naissance du jeune cinéma allemand en 1962. Aussi cette remise à la lumière, par les soins des éditions Filmmuseum de la Cinémathèque de Munich (au catalogue irréprochable pour les amateurs exigeants) (2), est-elle un événement.

La Route parallèle s’ouvre et se ferme, 82 minutes plus tard, sur un écran noir, peuplé de bruits. Entre les deux, un dispositif simple, alternant images documentaires en couleurs et séquences en noir et blanc montrant cinq personnages assis autour d’une table et un autre devant un bureau, filmés selon quelques angles identiques, plongée à 90°, plan général ou gros plan, la caméra demeurant immobile – question minimalisme, Straub et les néo-Roumains n’ont rien inventé. Les cinq hommes sont réunis pour résoudre l’énigme posée par le secrétaire-surveillant : ils disposent de trois nuits pour trouver un sens, une organisation, une finalité aux documents que ce dernier leur présente, documents rassemblés par « la personnalité en question » – on n’en saura pas plus. Au terme de la troisième nuit, faute d’avoir trouvé la solution, ils seront exécutés, laissant la place à un nouveau groupe de volontaires. Pas de suspense, le secrétaire commente en voix off dès l’ouverture : « Ils n’y parviendront pas ; des règles dénuées de sens les ridiculisent, un tableau de valeurs étriquées pour classer leurs idées asservit leur grandeur. »

Les documents fournis, de 1 à 306 (mais La Route ne montrant que l’ultime nuit, on ne verra que les numéros 269 à 306, et seulement les films, pas les notes de geisha, les bouteilles de whisky ou le mode d’emploi du boomerang, également numérotés), n’ont aucun sens apparent, ou plutôt une telle multiplicité de sens que le résultat est le même : à partir de ces images tournées par l’auteur, deux ans durant, aux quatre coins du monde, parfois projetées straight, style « docucu » à l’ancienne, parfois extrêmement montées, comme le n° 277, qui reconstruit une ville unique à partir de Machu Picchu, Angkor, Cap-Haïtien, Leptis Magna et Wiluna, la discussion s’enlise, s’exacerbe ou s’épuise. Les enquêteurs découvrent un classement possible, changent de place autour de la table, permutent les éléments comme dans une séance de l’Oulipo, reviennent au départ, s’empoignent, avant que le document suivant ne balaie leurs conclusions.

Dans notre souvenir, les documents n’étaient que des images anodines (du found footage) récupérées par Khittl, présentées de façon aléatoire afin d’accentuer le décalage entre leur banalité creuse et le sérieux littéralement mortel des discussions, à l’instar de Raymond Borde, le premier à commenter le film (Positif n° 48, octobre1962), qui n’y avait vu qu’un « canular extrêmement savoureux ». Le DVD permettant d’y voir et revoir de plus près, on constate le sérieux extrême du jeu proposé – Robert Benayoun, dans son superbe article (Positif n° 94, avril 1968), le rapprochait justement de l’« inépuisable jeu surréaliste de l’un dans l’autre » – et l’accumulation de perspectives vertigineuses offertes. Rien d’aléatoire, au contraire : le filmage à l’envers de l’abattage des moutons du n° 269 introduit au voyage à rebours de la mort vers la naissance de l’immigrant Himmelreich, la reine Victoria sur le fameux timbre 2 pence bleu de l’île Maurice (n° 279) succède à l’Anglais qui « au club, lit le marquis de Sade à de vieilles dames ». Et les annotations qui accompagnent les documents atteignent souvent la force poétique des phrases de réveil – « la mort est nécessaire, c’est le retour à l’océan de la paix », « laquelle des glandes produit le courage ? ». Sans oublier le lichtenbergien « Allez tout droit ; arrivé à un embranchement, il ne reste que deux voies, et là, prenez la route parallèle ».

On pourra tout trouver dans ce film sans précédent ni postérité – l’héritage du théâtre de l’absurde, la gesticulation métaphysique vaine, une mise en pratique du détournement, un voyage entre la Grande Garabagne et Marienbad. Mais inutile de recourir à Beckett ou Borges. Aucune de ces pistes n’éclaire pleinement l’énigme de cette Route sans fin ni origine. On peut surtout trouver un plaisir de choix dans cette invitation à l’exploration toujours recommencée des possibles. La courageuse maison qui distribue les perles de Filmmuseum, Choses vues, nous annonce, pour l’automne, l’édition de L’Invention du monde, signé Jean-Louis Bédouin, Michel Zimbacca et Benjamin Péret. Khittl ne fait rien d’autre dans son film : nous offrir tous les éléments épars pour reconstruire un monde à notre façon. À chacun de jouer, au risque de la quatrième nuit.

1. Mais lorsque l’on constate qu’y figurent Peau de cochon de Philippe Katerine, Avant que j’oublie de Jacques Nolot et Le Roi de l’évasion d’Alain Guiraudie, mais ni I’m Not There de Todd Haynes, ni Nous, les vivants de Roy Andersson, ni Of Time and The City de Terence Davies, on peut s’interroger sur le laxisme hexagonal qui a présidé à l’exercice. On pardonnera aux Fiches, car elles viennent d’éditer L’Annuel 2010, examen récapitulatif des 609 films sortis l’an dernier, qui demeure l’usuel le plus nécessaire du marché.
2. Qui propose des rééditions parfaites de Pabst, Dziga Vertov, Frank Borzage (La Femme au corbeau), Karlheinz Martin (De l’aube à minuit, encore un hapax) et Alexander Kluge…

Lucien Logette