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Un voyage au Brésil à livre ouvert

Un volume de plus de six cents pages, texte et images embrassés. Sa première édition date de 1839. La publication actuelle, qui bénéficie des soins de l’Imprimerie nationale, est la deuxième seulement de cet ouvrage peu classable, méconnu jadis, et que l’on découvrira dans sa nouveauté.
Jean-Baptiste Debret
Voyage pittoresque et historique au Brésil
Un volume de plus de six cents pages, texte et images embrassés. Sa première édition date de 1839. La publication actuelle, qui bénéficie des soins de l’Imprimerie nationale, est la deuxième seulement de cet ouvrage peu classable, méconnu jadis, et que l’on découvrira dans sa nouveauté.

Ce Voyage n’est pas dû à un écrivain, ni à un géographe, ni à un historien, ni à un politique, mais à un peintre, Jean-Baptiste Debret (1768-1848). Il a joint à son livre, publié en trois tomes chez Firmin Didot entre 1835 et 1839, son autobiographie. Le garçon est doué pour la peinture et le dessin. Il entre aux Ponts et Chaussées, enseignera à l’École polytechnique. Par affinité et parenté, il appartient à l’atelier du grand David. Mais en 1815, il est désigné pour participer à une mission d’information artistique au Brésil. Et il y séjournera jusqu’en 1831. Il peint des tableaux de cour, celle de Don Pedro I, empereur du Brésil, le mariage de la princesse Amélie de Lichtenberg (une Beauharnais) qui fait du français la langue de la cour.

Quand il revint en France, Debret, l’artiste officiel, avait néanmoins dans ses malles plus de cinq cents aquarelles, dessins et peintures dont le sujet était la réalité du Brésil, telle qu’il la voyait et telle qu’elle n’était pas prise en compte par l’art de l’académie. Les petites gens, des Indiens, les Nègres, les maîtres, leurs occupations, leurs gestes quotidiens, leurs vêtements, leur physionomie suivant les régions, les supplices infligés aux esclaves, les petits métiers, les outils, les armes…

Tout un spectacle social saisi et rendu par le pinceau et la plume d’un homme au regard et l’esprit ouverts, un inconnu. Il semble animé du seul désir de comprendre le monde disparate et de le faire comprendre par les ressources de sa main. Le dessin et l’écriture sont ici économes des trucs d’école. Ce qui n’est pas pour rien dans le charme de ce Voyage et dans le plaisir qu’aujourd’hui nous y prenons. Aux peintures sont joints des textes, la description écrite des planches reproduites. Du texte à l’image, ou inversement, comme aussi dans la composition de tout l’ouvrage, le regard papillonne. L’esprit y est libre de son jugement. Le regard regarde.

Sur des feuilles sont rangées, recueillies comme par un ethnographe d’aujourd’hui, des séries d’objets : poteries, vanneries, manteaux (le goût des sauvages pour le rouge est noté), des instruments de musique et une collection de masques : « j’ai pensé qu’il serait agréable de voir ici une série complète de cette espèce de divertissement sauvage, pour se faire une idée précise de l’emploi de ces masques », planche 39. Ni choix, ni regard « esthétique » ou interprétatif.

Les différents types de flèches (planche 48), dans quel esprit les regarder ? La question fut posée et le reste au quai Branly. Pour Debret, il s’agit toujours de comprendre un monde qui est au plus loin de lui. Il en fait un inventaire, le dispose en lignes. Les têtes des esclaves nègres sont alignées comme les pièces de monnaie en cours. (Petite entorse plaisante, on apprend les couris, petits coquillages utilisés dans les échanges ; on les appelle au Brésil pucelles. Pourquoi ? Ce n’est pas dit.) Rien dans l’exotisme ne vient frôler l’érotisme. À peine lit-on que Debret aime et donc voudrait nous faire aimer la vivacité des yeux noirs contrastant avec des dents blanches bien rangées.

L’alignement des objets ou des gens unis par une caractéristique, on peut lui trouver une ascendance dans les lignes de dames peintes par David dans les cérémonies. Mais une chose vue peut donner par la force combinée de l’image et du texte comme un petit roman : ainsi, « Une visite à la campagne », planche 59, les filles devant leur mère, les filles en rang (treize ou quatorze enfants et plus chez les colons). La mère, déshabillé léger et châle de pudeur, est assise sur un siège bas qu’elle ne quitte presque pas de la journée. Cette immobilité serait responsable de l’enflure de ses chevilles, apparemment bien acceptée. Mais le visage est scruté par le peintre : le pli qu’on peut y voir est celui qu’engendre l’irritation causée par le service des esclaves indolents. Le mulâtre est indolent, ni blanc ni noir. Les Nègres, par centaines de milliers, ont été déportés d’Afrique avant que, ces années-là, la traite ne soit officiellement abolie.

Cependant, les images sont nombreuses des mauvais traitements, des supplices subis par les esclaves nègres qui ont eu le « vice » de fuir. Un châtiment est détaillé, celui du collier de fer. À l’image, debout dans la rue, deux hommes et une femme sont en conversation. Un détail retient l’attention : autour du cou une couronne, sorte de fleur araignée, qu’est ce collier : le maître en appuyant sur la poignée peut déclencher dans la mâchoire « une douleur affreuse ». Debret semble se plaire au récit de choses vues : un captif enchaîné depuis trois ans et pour toujours au pied de sa table. Et, autre regard, plus ironique que compatissant, l’histoire de ce père qui cède ses enfants pour un manteau rouge, misérable vêtement de théâtre.

Un chapitre est dédié aux Beaux-Arts. Il y a des Académies. Elles sont nommées mais c’est l’œuvre bâtie du spectacle de la rue et de la récolte ethnographique qui intéresse l’artiste. Cependant, nous regardons ce qu’il voit du côté du Minas Gerais (« mines générales ») et d’Ouro Preto (« l’or noir »), dont l’intérieur des églises projette un éclat sans pareil. Debret ouvre les portes le jour de la Fête-Dieu. Les murs sont couverts de tentures brodées. De toute façon, « tout cela est de mauvais goût ». Combien de temps a-t-il fallu pour que l’Aleijadinho soit redécouvert et considéré comme le sculpteur génial qu’il est ? En 1770, il a sculpté à Ouro Preto son premier chef-d’œuvre. Cet ouvrage monumental est en même temps léger, stimulant par ce qu’il a d’ouvert, ses sujets, ses thèmes, son style et son point de vue attentif, d’une attente non définie.

Jacques Leenhardt a donné pour titre à sa très précieuse introduction « Un regard décalé sur la construction de la nation brésilienne ». Le Voyage, une œuvre historique à sa date et dans l’histoire du Brésil. Les portraits qui le composent forment le portrait du Brésil tel qu’il nous apparaît aujourd’hui. À l’origine, chez Debret, un décalage : « un peintre jacobin à la cour du roi du Brésil ». Ou bien, dans une autre perspective, un artiste néoclassique, qui prend pour sujet des flèches de sauvages.

Jacques Leenhardt, sociologue attentif à la spécificité de l’art du Brésil, nous amène à reconnaître dans le Voyage de Debret une « conception esthétique ». En conclusion, il appuie son propos sur une citation de l’auteur de Peinture et société, Pierre Francastel : « Comme toute culture, l’art ne peut être considéré comme un procès d’information, il intègre, dans une ambiguïté de nature, des éléments variés, contrastés, périssables. »

Dans le Minas Gerais, à la Fête-Dieu, à la Visitation, les processions se multiplient parmi les cent églises « toutes resplendissantes de lumière ». Des cortèges menés par des statues gigantesques dont l'exagération a été voulue par les Portugais pour frapper les esprits.

Devant les autels, la douairière côtoie la prostituée. Au sol, « des tapis jonchés de feuilles de manguier et d'herbes odorantes, qui disparaissent bientôt sous la brillante réunion de Brésiliennes de tout âge, de toutes les couleurs, serrées les unes contre les autres, qui viennent s'y asseoir à l'asiatique ».

Georges Raillard

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