L'influence des idées

Article publié dans le n°1036 (16 avril 2011) de Quinzaines

 Pourquoi la pensée claire et magistrale d’Isaiah Berlin, sa réflexion sur l’histoire des idées en Occident, sur l’effet spectaculaire que selon lui elles ont exercé sur les événements particulièrement effrayants des XIXe et XXe siècles, est-elle si mal connue en France ? – c’est à mes yeux un mystère. Et je me réjouis de la tentative que fait Jean-Claude Zylberstein pour lui donner une nouvelle chance d’atteindre des lecteurs, en incluant ce recueil d’articles, déjà paru en 2003 aux éditions des Syrtes, dans sa collection « Le goût des idées » où figurent déjà par exemple Les Somnambules d’Arthur Koestler, le Walter Benjamin de Jean-Michel Palmier, les Essais sceptiques de Bertrand Russell et Mon Kafka d’Alexandre Vialatte. Il fallait en effet essayer à nouveau.
 Pourquoi la pensée claire et magistrale d’Isaiah Berlin, sa réflexion sur l’histoire des idées en Occident, sur l’effet spectaculaire que selon lui elles ont exercé sur les événements particulièrement effrayants des XIXe et XXe siècles, est-elle si mal connue en France ? – c’est à mes yeux un mystère. Et je me réjouis de la tentative que fait Jean-Claude Zylberstein pour lui donner une nouvelle chance d’atteindre des lecteurs, en incluant ce recueil d’articles, déjà paru en 2003 aux éditions des Syrtes, dans sa collection « Le goût des idées » où figurent déjà par exemple Les Somnambules d’Arthur Koestler, le Walter Benjamin de Jean-Michel Palmier, les Essais sceptiques de Bertrand Russell et Mon Kafka d’Alexandre Vialatte. Il fallait en effet essayer à nouveau.

Isaiah Berlin, qui a eu une formation philosophique très sérieuse (à Oxford, dans la proximité des maîtres de l’École analytique comme Ayer ou Wittgenstein !), s’intéresse à l’histoire des idées dans cette série d’articles qui datent des années 1950-1960 ; nourris de très abondantes lectures dont souvent on ne perçoit l’étendue que par des allusions discrètes, ce sont des sortes de causeries d’une grande clarté pédagogique, sur un ton empreint d’une sagesse compréhensive, d’un bon sens dont rend bien compte le titre du recueil, particulièrement bien traduit (Le Sens des réalités pour The Sense of Reality).

L’auteur postule que ces « idées » (l’égalité des hommes, le socialisme et derrière lui le système de Saint-Simon ou celui d’Auguste Comte, le romantisme) ont exercé une influence profonde et décisive sur les événements, en particulier sur les déchaînements de violence qui ont marqué le XXe siècle. Elles ont marqué des acteurs de premier plan de l’histoire, comme Lénine, ou des dirigeants nationalistes, mais aussi l’homme de la rue, celui qui ne lit pas de livres, par des cheminements plus mystérieux.

Je suggère au lecteur de concentrer son attention sur le chapitre VII : « L’engagement de l’artiste : un héritage russe », parce que c’est à travers la lecture de critiques russes comme Alexandre Herzen (1812-1870) ou Vissarion Biélinski (1811-1848) qu’Isaiah Berlin a débuté sa réflexion sur les idées modernes. Le célèbre conflit russe entre occidentalistes et russophiles, il y fait voir l’affrontement entre deux réactions symétriques et apparentées à la prise de conscience de l’infériorité de la Russie devant l’Occident. Mais il montre surtout l’ampleur qu’a prise en Russie, dans l’intelligentsia, la réaction à la doctrine occidentale de « l’art pour l’art », qui avait tenté Pouchkine, avec la constitution d’une doctrine de la responsabilité et de l’engagement de l’artiste – qui a tourmenté Tolstoï, et tant d’autres, jusqu’à inspirer les organisateurs soviétiques de la mise au pas des artistes au service d’une représentation mensongère de la société et de l’homme nouveau. Et cependant, Berlin montre avec impartialité comment Biélinski, si empreint de conscience « sociale », avait su faire preuve de discernement dans sa lecture des jeunes auteurs – c’est lui qui le premier reconnut le génie de Dostoïevski après avoir lu Les Pauvres Gens.

Dans cette perspective historique, l’essai sur « La révolution romantique » qui a secoué l’Europe est crucial. La croyance en un ordre du monde « s’effrite » chez Kleist, qui avait cru en lui. La description de cette mutation n’est pas d’une nouveauté bouleversante (sans parler d’approximations de traduction (« Les Voleurs de Schelling », au lieu de « Les Brigands de Schiller »). Mais la façon calme et souveraine dont l’historien envisage l’évolution complexe des idées et de leur influence éclaire son propos, en particulier quand il parle de « l’exaltation de l’individualisme politique » (il pense à Napoléon), qui « peut prendre un tour plus sinistre ». Est selon lui un indice de l’influence durable du romantisme le fait que, devant « les inquisiteurs et les exterminateurs – Torquemada, Jean de Leyde ou Lénine », « nous les considérons comme des êtres humains auxquels nous assignons une valeur morale (et politique) en raison de la sincérité et de l’intelligibilité de leurs intentions. » Ainsi nous les décrit-il comme « héritiers de deux traditions » (car le romantisme n’a pas totalement détruit « les notions de vérité et de validité en morale et en politique »), tourmentés par cette révolution morale qui accorde tant de valeur à la sincérité des intentions, « phénomène extraordinaire et parfois menaçant ».

Isaiah Berlin était connu comme un causeur exceptionnel, capable de rendre clairs les problèmes les plus épineux. Il ne cherche pas à briller en avançant des opinions renversantes ou des aperçus paradoxaux. Sa force est de maîtriser et de lier par l’argumentation une foule de données et de lectures sans écraser le lecteur. Le terme qui l’oriente, « le sens des réalités », reste mystérieux et irremplaçable. « Il n’y a pas de substitut au sens des réalités » écrit-il, avec cette malicieuse note de bas de page : « T. S. Eliot disait que les hommes ne peuvent supporter trop de réalité mais les grands historiens, les romanciers et quelques artistes y parviennent un peu plus que les autres. »

Pierre Pachet