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Animales

Article publié dans le n°1222 (01 janv. 2020) de Quinzaines

Combien de métaphores animalières passées dans le langage courant dont sont affublées les femmes ? La puce, la crevette ou la colombe cachent une réalité clairement dévalorisante et bien plus abondante : morue, bécasse, chèvre, chienne, dinde, fouine, guenon, grue, thon, vipère, vache… Laure Belhassen répertorie cinquante-cinq de ces espèces de « femmes animales ».
Combien de métaphores animalières passées dans le langage courant dont sont affublées les femmes ? La puce, la crevette ou la colombe cachent une réalité clairement dévalorisante et bien plus abondante : morue, bécasse, chèvre, chienne, dinde, fouine, guenon, grue, thon, vipère, vache… Laure Belhassen répertorie cinquante-cinq de ces espèces de « femmes animales ».

Des éditeurs tentent régulièrement le difficile pari de reprendre des ouvrages naturalistes ou plus généralement scientifiques dans l’optique de les dépayser, de les considérer avec un regard curieux. Les éditions des Grands Champs avaient ainsi permis de relire les Clairs de lune de Camille Flammarion ou Vie privée et publique des animaux sous la direction de Pierre-Jules Hetzel. L’émerveillement face à la nature était l’objectif de ces vulgarisateurs du XIXe siècle. Et notre œil contemporain double cet émerveillement, à cause du dépaysement, de la distance chronologique qui nous sépare de ces publications.

Avec ses Femmes animales, Laure Belhassen renverse l’approche : elle compose avec le regard d’une naturaliste la faune linguistique que nous avons constituée et qui nous est désormais familière. Ce n’est plus une autre époque que nous observons avec un regard scientifique, mais la nôtre. Et notre capacité de faire proliférer un vocabulaire dépréciatif pour évoquer la femme.

Tout l’ouvrage joue sur une double lecture : la première, littérale, autorisée par le style neutre, objectif, bref naturaliste ; et l’autre, allégorique, imposant le parallèle entre l’animal décrit et la femme. Cette seconde lecture se rappelle systématiquement à notre possible lecture naïve et, sans être directive, évoque la réalité cruelle de ce patrimoine linguistique.

L’ouvrage, rien moins que bavard, se lit par brèves notices à l’humour piquant. La voix de Laure Belhassen s’entend souvent, avec une tonalité non revancharde, mais ironique. Elle ne suit pas de longues argumentations pour convaincre de la misogynie profonde de certaines formulations a priori anodines, voire affectives, mais se contente d’un mot, d’une citation du canon littéraire (Pline, Perrault, Huysmans, Flaubert, Cendrars, Zola…) ou d’une expression ordinaire dans une langue étrangère. L’ouvrage se lit vite, mais l’on s’arrête souvent, tant il y a à lire entre les lignes.

Dès les titres des parties, l’ambivalence s’impose : « Celles qui ont des plumes » ; « Celles qui peinent à trouver chaussure à leur pied » ; « Celles qui piquent et sucent »… Après avoir dressé les caractéristiques physiques et morales de chaque espèce, on nous rappelle comment l’on « dresse » la bête. Le glissement est parfois radical, définitif. Ainsi, la fourmi « nettoie, frotte, brosse, récure, range, trie, ravaude, repasse, gratte, dégraisse, désosse, cisaille, découpe, hache, taillade puis ficelle… »

La métaphore animalière dont nous usons est paradoxalement cloisonnée, on s’en doute, au domaine sexuel : « [L’action de la tique] finit par incommoder et l’on se résout à s’en débarrasser. Il faut alors agir avec délicatesse et lui demander poliment de desserrer les dents. » La belette est « libertine à l’excès », « elle aime les caresses, le repos et le sommeil. Manger, être caressée et dormir… tout un programme ».  Et l’explication nous est donnée sur les décharges de la méduse : « Comment pourrait-elle dire autrement qu’elle n’aime pas qu’on la tripote ? »

Pour parfaire la ressemblance avec un ouvrage naturaliste, les annexes proposent « La langue de femme » (une série de verbes associés au mode conversationnel de la femme : jacasser, piailler, glousser, etc.), un « Arbre généalogique » et un « Tableau des principaux défauts associés aux femmes ». Quelques remarques linguistiques enfin : « Combinée avec un pronom possessif et éventuellement avec un adjectif, la métaphore se transforme par enchantement en formule affectueuse : mon petit lapin, ma petite poule, ou encore ma bichette, ma petite poulette. L’ajout du célèbre diminutif -ette est une astuce supplémentaire pour renforcer la portée sentimentale de la formule. »

Finalement, plus qu’un cheminement à travers les espèces féminines, ce bestiaire est une étude du langage d’une espèce : l’homme.

Eddie Breuil