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Années soixante

La Quinzaine littéraire a si bien jalonné la plus grande partie de ma vie d’écrivain que je m’imagine l’avoir toujours connue. Ce sont pourtant ses débutsl ointains,il y a quarante ans ...

La Quinzaine littéraire a si bien jalonné la plus grande partie de ma vie d’écrivain que je m’imagine l’avoir toujours connue. Ce sont pourtant ses débutsl ointains,il y a quarante ans et plus, qui me restent les plus présents.

Maurice Nadeau, pour qui je collaborais déjà aux Lettres Nouvelles, m’avait mis en main le premier numéro de La Quinzaine littéraire. Bien évidemment, j’étais ravi de participer si peu que ce fût au numéro suivant. Quel débutant ne l’aurait pas été ? Malgré divers prophètes jaloux qui prédisaient : Vous verrez, un journal qui se veut au niveau d’une revue tout en suivant l’actualité, ce n’est pas possible, ça ne tiendra pas, etc. J’adhérais allègrement au concept sans penser que, bon an mal an, je dénombrerais un jour 224 articles, lettres, chroniques et traductions dans ce journal, jusqu’au début des années 80 où le travail à l’étranger me couperait de l’actualité française et rendrait mes contributions plus sporadiques. Quels que soient les pays visités, je demandais cependant : Avez-vous lu La Quinzaine ? Vous ne lisez donc pas La Quinzaine ? Et maintes fois j’ai distribué des numéros dans des Paraguay et des Tadjikistan reculés.

Paru le 15 mars 1966, le premier numéro se présentait hardiment, sans aucune explication, sans aucune déclaration d’intentions, comme si le journal existait depuis longtemps. La diversité de ses intérêts et la qualité de ses textes parleraient pour lui. Avec les noms de Maurice Nadeau et François Erval, pas de comité de rédaction annoncé mais l’adresse de la rédaction dans une petite rue du Quartier latin où je crois n’être allé qu’une ou deux fois. Un peu plus tard viendrait l’installation des bureaux, pour de longues années, dans la rue du Temple, avant l’actuelle rue Saint-Martin, dans ce même quartier de l’Hôtel de Ville où n’a pas toujours existé le Centre Pompidou.

Il y avait cependant une réunion de six à huit collaborateurs, selon un rituel toujours le même. Quand on arrivait, les paquets de livres nouveaux étaient sur la grande table devant Maurice qui les introduisait l’un après l’autre en quelques phrases. On en discutait, on retenait, on écartait, on décidait de qui ferait quoi ou à quel fin connaisseur on ferait appel. Anne Sarraute n’a pas tardé à être la grande prêtresse de ces cérémonies sans cérémonie, son rire dominant les éventuels désaccords véhéments. Assez vite, les conceptions ont divergé entre Maurice Nadeau et François Erval. Si je me souviens bien, ce dernier avait une préférence marquée pour les grandes maisons d’édition et leur politique ; il croyait aussi qu’il fallait choisir les collaborateurs du journal au sein de ces grandes maisons. Maurice Nadeau, toujours soucieux de son indépendance, croyait, au contraire, que c’est une équipe spécifique au journal qui lui donnerait sa cohérence, évidemment sans exclure les renouvellements internes et le concours occasionnel de spécialistes et de sympathisants fidèles. Erval a bientôt rompu avec le journal ; on y perdait en appuis financiers mais on y gagnait en liberté. Plaie d’argent n’est pas mortelle, dit le proverbe, mais elle sera plus d’une fois si périlleuse que La Quinzaine aurait disparu sans l’aide de ses amis officiels et privés.

La Quinzaine avait désormais sa vitesse de croisière et son cap implicitement définis par Maurice. Le principal changement au sein du journal a été la division en deux du comité de rédaction pour faire face à l’abondance de publications : un comité pour les lettres et les arts, et, la semaine suivante, un comité pour les sciences et la philosophie, alternativement. Si les deux comités ne discutaient pas ensemble, Maurice et Anne assuraient la liaison. Je ne sais plus quand est apparue l’idée de regrouper éventuellement un ensemble d’articles autour d’un thème particulier, préfiguration du numéro spécial de l’été. Je vois cependant qu’à la fin de 1969, Claude Bonnefoy et moi-même avions été chargés de constituer un dossier sur le roman érotique dont une vague déferlait alors dans les librairies.

Des scènes, des bribes me restent de cette préhistoire : François Châtelet secouant sa crinière en signe de désapprobation, un jeu de mots de Bernard Cazes qui détendait l’atmosphère, Gilles Lapouge avançant calmement « Il me semble que… » ou Maurice Henry apportant un dessin de crocodile pour mon article sur V. de Thomas Pynchon. À cette époque, Anne Sarraute installait ma fille cadette, trois ou quatre ans, devant les corbeilles à papier dans un bureau attenant au lieu de réunion, et, durant le temps où débattait le comité, le plaisir de la gamine consistait à sortir tous ces papiers, les défroisser, les mettre à plat et les classer selon leur taille et leur couleur. Ce n’était peut-être pas radicalement différent de ce que nous faisions dans la pièce voisine.

Je possède toujours ce numéro un à couverture orange dont j’ai parlé plus haut. Ses 32 pages ont le même format que celui d’aujourd’hui. Nombre de ses collaborateurs ont disparu : Samuel Beckett, Roland Barthes, Pascal Pia, Jean-Louis Ferrier, Albert-Marie Schmidt… Il est probable que les numéros récents portent aussi des signatures dont on s’étonnera plus tard.

Serge Fauchereau