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Arendt et Heidegger démythifiés

Article publié dans le n°1160 (01 nov. 2016) de Quinzaines

L’ouvrage d’Emmanuel Faye heurte frontalement l’adulation dont Arendt fait l’objet, de façon bien plus médiatique que Heidegger ; pourtant, l’auteur n’a pas fait œuvre de polémiste mais œuvre solide, œuvre de connaissance et de réflexion, dans laquelle chacune des références, chaque citation, chacun des auteurs convoqués, compte. Dans son entreprise de démythification de l’œuvre d’Arendt, Emmanuel Faye a à cœur d’exhiber les titres de légitimité de chacun des mots qu’il écrit.
Emmanuel Faye
Arendt et Heidegger : extermination nazie et destruction de la pensée
L’ouvrage d’Emmanuel Faye heurte frontalement l’adulation dont Arendt fait l’objet, de façon bien plus médiatique que Heidegger ; pourtant, l’auteur n’a pas fait œuvre de polémiste mais œuvre solide, œuvre de connaissance et de réflexion, dans laquelle chacune des références, chaque citation, chacun des auteurs convoqués, compte. Dans son entreprise de démythification de l’œuvre d’Arendt, Emmanuel Faye a à cœur d’exhiber les titres de légitimité de chacun des mots qu’il écrit.

On ne peut se défendre d’opposer la légèreté insouciante avec laquelle Arendt avance tout et son contraire, affirme péremptoirement tant d’erreurs factuelles et notionnelles, et l’ampleur des recherches, confrontations et réflexions qu’Emmanuel Faye a menées des années durant. C’est que, pour parvenir à saisir vraiment les intentions d’Arendt et la portée de ses écrits, il faut sans cesse démasquer le caractère tortueux de son « améthodisme ». Ce n’est pas tâche aisée que de faire choir de son piédestal la déesse des médias et des institutions académiques qu’elle est devenue, en France en particulier.

C’est donc à un travail de désenfouissement que cet essai se livre, car c’est au moins à un triple égard qu’Arendt est enfouie sous des maquillages égarants. Certains commentateurs, philosophes ou journalistes, vont jusqu’à prétendre que, même si tout est faux, comme c’est le cas par exemple de la prétendue critique de Marx contenue dans Condition de l’homme moderne, cette fausseté même serait selon Anne Amiel (La Non-Philosophie de Hannah Arendt : Révolution et jugement, Puf, 2001) enrichissante. Pour Ricœur, dans sa préface à l’ouvrage d’Arendt, celle-ci est un « penseur politique de premier ordre » ; elle serait nécessairement grande philosophe puisqu’elle figure désormais au programme du baccalauréat, et donc des concours de recrutement des professeurs de philosophie.

Quant aux traducteurs, comme le montre le travail d’Emmanuel Faye, ils ne sont pas en reste. Ainsi, les termes anglais utilisés par Arendt pour 1945, « catastrophic defeat of Nazi Germany », donnent dans leur traduction dans l’édition en français, tant au Seuil qu’aux Puf : « la déroute de l’Allemagne nazie ». Il y aurait quelque chose de gênant à voir un grand défenseur de la liberté parler de 1945 en se plaçant, non du point de vue des Alliés, mais de celui des nazis. Ainsi encore, exemple entre cent : « la terminologie qu’Arendt partage avec Heidegger n’apparaît guère dans la traduction française où ″Bodenlosigkeit″ et ″Heimatlosigkeit″ sont rendus par l’expression ″sans feu ni lieu″ ».

Enfin, Arendt serait la première à « brouiller les cartes » si l’on ose dire : son mépris de l’argumentation comme des faits explique assez la difficulté propre à sa façon de rédiger, qui rend toujours incertaine la continuité entre les phrases et les paragraphes. L’élégance aristocratique qu’elle trouve sûrement à délaisser l’enchaînement des raisons est justifié par la conviction souvent réitérée que la logique serait par elle-même totalitaire. Son mépris des historiens explique sans doute sa légèreté à l’égard des assertions factuelles. On voit bien qu’il y a là un écho de Nietzsche, mais son plus proche modèle nous semble être Spengler. Nous avions montré ailleurs combien l’apport réel du Déclin de l’Occident est pauvre, en dépit de l’épaisseur de ses deux volumes ; Emmanuel Faye voit également combien les novations « géniales » d’Arendt sont répétitives : natalité-pluralité-don de l’action-communauté des égaux. Mais son travail va bien plus loin : en se souciant scrupuleusement de la chronologie des ouvrages, dans ses rapports tant aux écrits contemporains qu’aux circonstances, il confronte éditions et traductions en tenant compte si possible des sources utilisées par Arendt comme de ses intentions à l’égard de la grande mission qu’elle s’assigna après la guerre : œuvrer en faveur de la « réputation planétaire de Heidegger ».

Ce patient travail de « réhabilitation » occupa tout autant Heidegger et ses éditeurs ; d’autres travaux d’Emmanuel Faye l’avaient déjà bien mis en évidence, ce fut le cas pour le recueil qu’il a dirigé : Heidegger : Le sol, la communauté, la race. Ce nouvel essai montre encore davantage combien Heidegger, plus sans doute que Arendt, s’adapta aux circonstances avec un bel opportunisme. Emmanuel Faye peut ainsi écrire : « Chacun des textes de Heidegger s’inscrit dans un certain ″mouvement″ qui a prise sur l’actualité et vise en même temps à exercer une action sur le long terme. Il importe donc de replacer chaque écrit de sa main dans la phase qui lui correspond. En effet, le ″tempo″ des renvois explicites ou implicites de ses textes correspond à celui de l’Allemagne politique et militaire de son temps. »

On voit donc comment la méthode de Faye, déjà à l’œuvre dès son premier travail-choc consacré aux séminaires inédits de Heidegger, puis dans le recueil cité ci-dessus, s’approfondit encore ici. Il ne s’agit pas seulement de connaître les milliers de pages écrites, publiées ou seulement présentes dans les archives, l’innombrable correspondance, les différentes versions, éditions, traductions, mais de comprendre quel jeu jouent ces auteurs du point de vue du visage public qu’ils cherchent à construire. La perspicacité philosophique, la rectitude du jugement ne suffisent pas : l’auteur s’est fait archiviste, traducteur et historien.

Il ne s’agit donc pas d’interpréter Heidegger ou Arendt ; les confrontations à plusieurs entrées font d’elles-mêmes surgir une signification et une portée indéniables. Ne prenons qu’un exemple. Chacun croit savoir quelle est la position de Heidegger à l’égard de la technique : dépréciation de « la » technique moderne, par opposition à l’antique technè ; et la science moderne est la responsable (Descartes surtout, et Galilée) de ce Gestell, cet arraisonnement qui veut mettre à la raison tout étant. Or, Emmanuel Faye exhume un écrit de 1940 très élogieux à l’endroit des « divisions blindées » qui viennent d’envahir la France ; la conclusion d’un cours, « supprimée en 1961, rétablie en 1986 dans le vol. 48 de la Gesamtausgabe », voit dans la « motorisation totale de la Wehrmacht » un « acte métaphysique » ; enfin, dans une lettre à sa femme, Heidegger parle de la « profession de foi absolue en la logique interne de la technicisation de la guerre » dans laquelle « l’être isolé disparaît en tant qu’individu ». Par ailleurs, on connaissait déjà les Conférences de Brême publiées en 1994 dans lesquelles Heidegger place les chambres à gaz à l’intérieur d’une énumération qui les met sur le même plan que la « motorisation de l’agriculture, la bombe et la réduction à la famine ». Comment oublier que Heidegger n’a jamais bougé de la conviction qui gratifie le nazisme de « vérité interne » et de « grandeur » ? 

Nous ne voyons par conséquent aucun arbitraire dans l’inférence immédiate qui consiste pour Faye à rappeler que motorisation totale de la Wehrmacht et chambres à gaz sont des spécificités de la technique nazie. Emmanuel Faye – et le lecteur avec lui – ne peut que demander : « comment se fait-il que personne n’ait jusqu’ici pris conscience de cette position monstrueuse » ? Son diagnostic, qui n’évoque pas le fanatisme des adeptes, est d’une indulgente justesse selon nous : « les commentateurs ont longtemps eu coutume de paraphraser isolément ses différents textes et cela, de façon décontextualisée », ce qui vaut pour les écrits d’Arendt, même si ses stratégies « couleuvrines », dirionsnous, diffèrent de celles de Heidegger : nul pathos ésotérique, nulle posture de mage. Arendt procède par d’inavoués glissements de pensée, allusions voilées pour adopter une posture qui glisse hors de la philosophie, de la philosophie politique tout spécialement, comme hors de l’histoire. Là où Heidegger répète à satiété que tous auraient péché par « oubli de l’estre », elle prétend à un oubli de l’action par toute l’histoire de la pensée, politique en particulier – ce qui est évidemment faux. Mais, selon Arendt, le don de l’action se résume à celui de l’action politique, seule digne de ce nom, et celle-ci à son tour serait réservée à l’élite des pairs qui agissent en commun sans fin préalable, et sans normes, quelles qu’elles soient. On croit entendre quelque Wandervogel s’enthousiasmer pour le « mouvement pour le mouvement ».

Comment se fait-il que personne ne voie à quel point Arendt méprise le travail et les travailleurs, les sciences et les savants, à quel point sa nostalgie de la romanité est une nostalgie de l’Imperium ? Comment expliquer que soient si peu nombreux ceux qui avec Wasserstein soulignent que ses sources historiques privilégiées sont prises à des historiens nazis ? Sources nazies qui ne sont pas seulement celles d’historiens ; l’essai montre qu’il en va de même avec, par exemple, Arnold Gehlen pour l’anthropologie, Helmut Schelsky pour la sociologie, sans oublier son éloge de Fritz Schachermeyr, cet historien de l’Antiquité, selon qui le déclin de la Grèce serait dû au mélange des races. Ce qu’écrit Emmanuel Faye sur l’aveuglement à l’égard des positions de Heidegger vaut aussi pour Arendt : « Ni l’herméneutique, ni la déconstruction, ni l’école de Gadamer, ni celle de Derrida, qui sont demeurées l’une et l’autre trop à la surface des textes en négligeant l’effectivité de l’histoire et en passant sous silence les stratégies d’écriture et d’édition, n’auront pu être d’un grand secours. »

L’ouvrage met en lumière comment Arendt et Heidegger piègent les mots dans la glu de convictions déshumanisantes, comment ces mêmes mots sont hissés au rang d’inventions radicalement novatrices. On sait bien que le lecteur de Heidegger retombe encore et toujours sur les oppositions entre être et étant, entre enracinement dans un sol et absence de sol, entre l’histoire et son absence, entre le monde et l’absence de monde, cette dernière bien sûr caractéristique des juifs. Emmanuel Faye écrit : « un petit nombre de mots clés ressassés comme ″essence″, ″vérité″, ″liberté″ ou ″histoire″ ne correspondent cependant ni à des idées distinctes, ni à des concepts déterminés mais sont interchangeables et fonctionnent comme ce Jargon de l’authenticité si bien décrit par Adorno », qui « prend l’exemple de ″décision″ si couramment employé par Heidegger », vocable fétiche du « décisionnisme » de Carl Schmitt.

De la même façon, les « mots-clés » d’Arendt ne sont jamais définis, exposés ni analysés : natalité-pluralité-vivre ensembledroit à avoir des droits-don de l’action-animal laborans. Emmanuel Faye rappelle que, selon elle, il y aurait bien deux naissances : l’une « zoologique », en somme, et l’autre, « vraie natalité, celle du Dasein s’exerçant à l’action en commun dans le bios politique ». Or, Laurent Dubreuil a bien montré qu’en aucun cas, dans la littérature grecque, « bios n’est réservé ni aux humains ni à l’exercice politique ».

Par ailleurs, Arendt passe pour le grand penseur des camps nazis alors qu’elle ne distingue pas entre camps de concentration et camps d’extermination, quoiqu’elle ait eu connaissance de Treblinka par le livre de Vassili Grossman. Il se serait agi selon elle d’expérimenter les transformations de la nature humaine, et non pas de la « destruction des juifs d’Europe ». Comment ne voit-on pas sa disculpation des penseurs du nazisme, façon d’accabler les victimes juives, dans son Eichmann ? Comment admirer la grande dichotomie entre le « roi secret » (elle commença par le dire de Kant) du « penser » et l’absence de pensée du prétendu clown dans sa cage de verre qu’elle fut bien la seule à percevoir ainsi lors de ce procès ? Comment un auteur qui voit dans la « dignité humaine innée » « le dernier mythe, vraisemblablement le plus arrogant que nous ayons inventé dans notre histoire » peut-il être crédité d’être un penseur des libertés démocratiques, non dépourvu de surcroît de quelque penchant libertaire ? Tout cet essai montre comment, au contraire, les ingrédients de la pensée politique d’Arendt se ramènent essentiellement à deux emprunts : aux existentiaux de Heidegger, être-dans-lemonde et monde-commun ; à Carl Schmitt, pour la scission entre le politique et le social.

Emmanuel Faye montre que Hannah Arendt a commencé par être « lucide » en critiquant sévèrement Heidegger, et il écrit qu’elle avait bien vu que « la façon dont Heidegger thématise le Dasein et le ″soi″ représente une déshumanisation radicale de l’existence tandis que sa mythologisation du peuple et de la terre le conduit en dehors de la philosophie » (ce sont les termes mêmes d’Arendt). La Lettre sur l’humanisme l’aurait fait basculer pour œuvrer à la continuelle réhabilitation de Heidegger. Faye peut dès lors souligner quels furent les effets de cet écrit : « fascinée par ce ″dynamitage″ de l’Occident et de sa tradition philosophique, n’ayant pas de philosophie propre à lui opposer (c’est l’aveu même d’Arendt), elle s’est consciemment et résolument mise dans les pas de Heidegger », ce qui la conduisait inévitablement à disculper l’Allemagne de sa guerre exterminatrice et du génocide des juifs. Mais cette disculpation n’a jamais rien eu d’explicite sous la plume d’Arendt : la dépolitisation et la déshistorisation auxquelles elle s’adonne s’effectuent par quantité de voies latérales que l’essai met en évidence. On voit clairement que Condition de l’homme moderne adopte centralement deux thèmes typiquement heideggériens : le déracinement moderne est dû à ce qu’elle appelle le télescope de Galilée, et au repli sur l’espace privé du sujet, imputé à Descartes, objet de tous les ressentiments dans toute la littérature de la « révolution conservatrice » allemande.

Il est impossible de résumer la richesse de l’ouvrage d’Emmanuel Faye. On peut souligner la pertinence qu’il y a à parler pour Heidegger de « métapolitique » (le mot est d’ailleurs de lui, forgé dès 1934) « de l’extermination » et de « négationnisme ontologique » (expression déjà avancée par Faye en 2005 au sujet du refus heideggérien de considérer que les assassinés des chambres à gaz sont « morts » alors qu’ils se seraient contentés de « périr »).

De façon magistrale, Emmanuel Faye déchiffre la ruine de l’anthropologie philosophique dans la substitution, dès Sein und Zeit, par laquelle Heidegger renonce à la question kantienne, « qu’est-ce que l’homme ? », pour la remplacer par : « qui sommes-nous ? ». Ce renoncement aux catégories au profit des existentiaux devient un fil d’Ariane.

Les apports majeurs portent sur Arendt et sur les relations entre elle et Heidegger ; non seulement on découvre la violente critique arendtienne des années 1946 et le brutal revirement suscité par sa fascination pour la Lettre sur l’humanisme, mais on voit aussi que c’est Arendt qui souvent inspira à Heidegger thèmes et formulations.

Pour conclure, l’essai d’Emmanuel Faye fait œuvre de « salubrité » en enseignant à rompre avec ce rapport fort peu philosophique, fait de fascination et de connivence, que cherchent à susciter ces deux auteurs tant adulés. Leur rupture violente et explicite avec toute la tradition philosophique les précédant ne devrait pas empêcher toute distance critique à l’égard de ces « premiers postmodernes », ainsi que les nomme Faye.

Edith Fuchs

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