Bibliophiles, bibliomanes. Entretien avec Nicolas Malais

Article publié dans le n°1182 (01 nov. 2017) de Quinzaines

Nicolas Malais nous accueille dans sa librairie de la rue de Fleurus…
Nicolas Malais nous accueille dans sa librairie de la rue de Fleurus…

Patricia De Pas : Nicolas Malais, qu’est-ce que la bibliophilie ?

Nicolas Malais : La bibliophilie, c’est l’amour des livres ! Je suis un peu direct en disant cela, mais c’est l’essentiel, je crois. Après, bien sûr, on peut définir une bibliophilie ou des bibliophilies. La première définition est littérale : le bibliophile, c’est le philos (« ami ») et le biblion (« livre »), donc l’ami des livres… Mes clients sont en général des bibliophiles. Ils cherchent des livres rares, des manuscrits, des éditions d’intérêt… Mais il y a mille manières de pratiquer cette passion pour les livres. Quelque chose cependant me fascine depuis que je fais ce métier, c’est-à-dire depuis plus d’une dizaine d’années : je ne compte plus les fois où un collectionneur qui vient de m’acheter un livre rare, curieux ou précieux, me certifie qu’il n’est pas bibliophile. Comme si la bibliophilie était une maladie ! Le terme fait peur. En fait, on le confond avec le terme « bibliomane ». 

PDP : Bibliomane ? 

NM : La bibliomanie étant bien une passion « maladive » pour les livres. L’archétype du bibliomane, c’est ce fameux personnage de La Bruyère qui accumule les livres en sa « tannerie ». Ou le fou bibliomane de Charles Nodier. La bibliomanie est une caricature, c’est une manie des livres. La bibliophilie, pour moi, bien plus littéralement, c’est l’amour des livres. Je connais des bibliomanes chez les collectionneurs et chez les libraires. Bertrand Hugonnard-Roche, par exemple, est un libraire qui se revendique bibliomane, qui tient le blog du Bibliomane moderne et qui sublime, entre autres choses, ses obsessions pour Octave Uzanne et les livres érotiques…

Il y a bien des collectionneurs qui sont des accumulateurs sur un sujet très précis et qui sont prêts à tout pour avoir tous les livres sur un sujet ou sur un auteur précis, par exemple. 

PDP : Cela ressemble à une démarche névrotique… 

NM : Oui. Il y a des acheteurs compulsifs. Je n’en ai pas beaucoup dans mes clients. Je vais vous donner un exemple. Je voyais – voici une quinzaine d’années, à la librairie Rieffel, sise rue de l’Odéon et célèbre pour ses bons livres d’occasion – des amateurs repartir avec des piles de quinze ou vingt livres d’occasion par jour, livres qu’ils ne liraient jamais, bien entendu – mais livres qui pourraient toujours servir ! C’est une démarche d’accumulation que l’on retrouvait beaucoup dans la bouquinerie autrefois, avant Amazon et la disponibilité de beaucoup de textes et d’informations sur Internet. Dans ma librairie, qui est orientée sur les livres rares et précieux, il y a aujourd’hui très peu de clients bibliomanes, mais plutôt des collectionneurs et des amateurs qui sélectionnent beaucoup et qui ne sont pas dans l’accumulation. Cependant, j’ai eu hier la visite d’un ancien libraire, septuagénaire, aujourd’hui uniquement collectionneur, qui a regardé absolument tous les livres un par un. Tout a bougé dans la boutique. D’aucuns le prendront pour un malade du livre, d’autres pour un bibliomane éclairé…

PDP : Mais revenons à la bibliophilie…

NM : J’ai consacré un ouvrage plutôt pointu à la bibliophilie des années 1830 à 1920. [Bibliophilie & création littéraire (1830-1920), Cabinet Chaptal, 2016]. J’avais fait le choix d’y définir la bibliophilie le plus largement possible : à la fois comme art de la collection et comme pratique des livres. Un écrivain qui s’intéresse au livre-objet, qui crée un livre à la matérialité signifiante, à la typographie expressive, devient de facto, pour moi, un écrivain « bibliophile ». Bien sûr, tout est question de définition.

Mais revenons au marché. Pour tout vous dire, il y a un éventail de passions livresques et un éventail tout aussi large de « clients ». Par ailleurs, il n’y a pas de budget précis pour être bibliophile. Un livre chiné à 10 € au marché Georges-Brassens dans le XVe arrondissement de Paris fait de vous un bibliophile ; un incunable à plusieurs milliers d’euros au salon du Grand Palais aussi. Ce qui compte, c’est la démarche et le plaisir de trouver un livre. Mes clients sont tous des bibliophiles, à partir du moment où ils sont « amis des livres ». Tout est possible : un cuisinier qui cherche de vieux livres de recettes ; un bibliophile pompier (de mes clients) qui ne cherche que des livres sur les incendies ; un professeur d’université qui cherchera les éditions rares ou les envois autographes des auteurs qu’il pratique ; un avocat amateur de livres érotiques… La liste pourrait en être infinie. 

PDP : J’ai rencontré récemment un libraire qui s’est défendu d’être bibliophile. Donc tous les libraires ne sont pas bibliophiles ? 

NM : Est-ce que les libraires sont bibliophiles ? Grande question… Tout dépend. Ils sont amis des livres, oui, c’est vrai, globalement. C’est un métier dans lequel on tombe presque toujours par passion. Tous amis des livres, donc. Mais avec des pratiques différentes. Vous avez des « libraires collectionneurs » qui ne lâchent pas facilement les livres qu’ils aiment : ce sont des « bibliophiles marchands », pour ainsi dire. Vous avez aussi des financiers qui pensent le métier en chiffres et en revenus – ce qui ne veut pas dire qu’ils n’aiment pas les livres, mais qu’ils pratiquent le métier en financiers. Ce que je ne critique absolument pas, d’ailleurs. Ce que je retiens, c’est qu’il est difficile d’être libraire de livres anciens sans être passionné. Après, c’est vraiment une question d’idée que l’on se fait du métier. Nous sommes dans un commerce au sens littéral, mais aussi au sens de Montaigne. La fréquentation des livres anciens, des éditions modernes rares et des manuscrits, cela relève toujours d’une certaine « amitié » pour le livre et d’un autre « commerce »…

Et si vous voulez juste faire de l’argent, vous ne faites pas de la librairie ancienne. Même si l’on peut tout à fait gagner beaucoup d’argent dans la librairie – comme certains le font –, ce n’est pas l’idée première. Mais attention, tout est dans le « juste » ! Certains feront primer les revenus, d’autres la passion. Aucun jugement manichéen de ma part. Peu importe, cela fait vivre les livres. C’est comme dans la presse, l’édition ou d’autres métiers dits culturels. Dès que l’on mélange passion, culture et argent, on se retrouve dans une situation ambiguë. Il reste à assumer ses passions et à pratiquer le métier avec sa propre éthique. 

PDP : Quelles sont vos sources d’approvisionnement ?

NM : La question de l’approvisionnement est une grande question. C’est très vaste… Pour ma part, j’ai une boutique dans le VIe arrondissement de Paris, près du Luxembourg. Il y a beaucoup de bibliothèques dans ce quartier et il est assez logique que des particuliers viennent me voir avec des livres à vendre. Nous avons aussi la réputation de nous occuper de manuscrits compliqués, de livres annotés, de curiosités… On nous en apporte donc naturellement. Mais vous vous doutez bien que je ne suis pas le seul libraire du VIe arrondissement et que la concurrence est rude, surtout sur les livres « courants ».

Les particuliers qui vendent des livres – qui proviennent de leur collection ou d’une succession – sont une des sources principales d’approvisionnement pour moi. Cela permet d’avoir des livres qui n’ont pas circulé sur le marché. Ce dernier représente justement l’autre grande source d’approvisionnement et c’est là aussi très large ! Le marché, c’est donc la salle des ventes – en particulier l’hôtel Drouot – mais aussi Sotheby’s et Christie’s. Ce sont les salons – le salon du Grand Palais en tête, les salons de Saint-Sulpice et de la Porte de Champerret à Paris ainsi que les innombrables salons en province. Et je ne parle pas des foires à l’étranger… Vous y ajoutez les diverses brocantes ou foires d’antiquités… Et puis bien sûr Internet, eBay et les sites d’annonces. Et j’allais oublier une autre forme d’approvisionnement : les collègues. La librairie est un métier où les marchands se vendent énormément entre eux, avant d’arriver au client final. 

PDP : Est-ce qu’on peut faire l’analogie entre les collectionneurs du livre et ceux du disque, par exemple ?

NM : Je ne connais pas bien, mais je pense que c’est assez proche : on veut les éditions rares, on prend plaisir à les écouter en vinyle. La démarche reste la même, bien que le monde du livre soit beaucoup plus vaste (cela touche plus de domaines de la culture). Dans la collection du livre, il y a plusieurs paramètres :

– le fait que l’on achète un bout du passé : c’est le voyage dans le temps, l’exploration du temps, surtout pour les livres anciens ;

– les aspects esthétiques (comme pour la peinture, l’œuvre d’art en général, etc.) ;

– une recherche d’authenticité : pour caricaturer un peu, quelqu’un qui collectionne Marcel Proust va vouloir avoir la première publication de La Recherche et, si possible, le tirage sur grand papier. C’est la recherche d’une expérience unique, très personnelle, qui touche aussi sur le plan sensoriel. Certains bibliophiles, par exemple, vont « sentir » le livre… Un client sur dix « sent » le livre qu’il a pris sur le rayon. C’est un rapport au livre qui n’est pas le mien et qui m’étonnera toujours. Mon rapport est plus visuel, intellectuel.

Un client entre à cet instant dans la librairie et se joint à notre conversation…

Nicolas Malais : Vous considérez-vous comme bibliophile ?

Gilles B. : Ah oui ! Mais j’ai mis longtemps à me penser comme tel : je suis le fils d’un imprimeur qui n’était pas bibliophile du tout. Moi, j’ai toujours beaucoup aimé les livres. Mais il y a tout un apprentissage à acquérir : il faut rencontrer d’autres bibliophiles et être reconnu par ceux-ci.

NM : C’est vrai qu’il y a une solitude du bibliophile. Il achète des livres… mais à qui les montrer ensuite ? Qui s’y intéressera autant que lui ? Il y a aussi des personnes qui sont jalouses de leurs acquisitions et ne cherchent pas à les montrer, voire les cachent : « J’ai acheté ma lettre de Baudelaire, personne d’autre ne pourra la lire que moi. » On parlait au XIXe siècle de « bibliotaphe » ! C’est-à-dire une « personne qui cache ses livres et ne les communique à personne ».

GB : Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les gens s’intéressaient aux livres qu’ils voyaient sur une bibliothèque. Ce n’est plus le cas. Chez moi, quand un invité traverse une bibliothèque pour aller dans une autre pièce, il est surpris qu’il y ait autant de livres, qu’ils prennent autant d’espace. Mais, heureusement, on se retrouve « entre nous » dans les sociétés bibliophiles. 

PDP : Combien y a-t-il de bibliophiles en France ?

NM : je pense – sans aucune garantie – qu’on pourrait être autour de 10 000 personnes actives ; pour les occasionnelles, je ne sais pas. Je me fonde en partie sur les abonnés du Magazine du bibliophile (autrefois 3 000) et surtout sur les bases de divers libraires, etc. 

GB : On peut traverser la France pour aller chercher un bouquin dans une salle des ventes. Je fréquente le Blog du bibliophile, mais je préfère utiliser un pseudonyme pour ne pas dévoiler ma collection et risquer d’être cambriolé. Il y a des vols de livres…

NM : Il y a aussi une dimension spéculative, une cote de certains livres.

GB : Par exemple, les gens achètent les bandes dessinées de leur enfance. Bicot est une bande dessinée des années 1930 qui n’a plus la cote aujourd’hui : c’est trop ancien, ce n’est plus l’enfance de personne. Aujourd’hui, Astérix est très acheté, mais, dans quarante ans, Astérix ne vaudra plus grand-chose de ce point de vue.

PDP : Les bibliophiles lisent-ils tous les livres qu’ils achètent ?

GB : Par exemple, j’ai un livre d’Henri III ; à l’intérieur, c’est une Bible, en fait. Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas le contenu, c’est la reliure, l’histoire de la technique : si je veux lire la Bible, il y a des éditions plus pratiques à feuilleter. Quant à lire Le Grand Maulnes dans l’édition originale, oui : pourquoi pas ? C’est assez sympa. Je lis Montaigne dans une édition ancienne.

NM : Oui. J’ai d’ailleurs beaucoup de clients qui veulent les Essais de Montaigne dans une édition du temps de l’auteur, particulièrement celles de 1580 et de 1588, les plus importantes. Les prix sont cependant divers. Une édition de 1598, donc du XVIe siècle, mais d’après la mort de Montaigne, peut se trouver pour quelques milliers d’euros. L’édition de 1588 peut se trouver autour de 20 000 ou 30 000 €. L’édition de 1580 à la vente Pierre Bergé a dû se vendre autour de 150 000 €. Après la mort de Montaigne, les éditions des années 1600, 1610, 1620 – charmantes – peuvent se trouver autour de 1 000 €, parfois moins. De manière générale – je simplifie, bien sûr –, plus on se rapproche du vivant de l’auteur, plus c’est cher. J’ai peut-être moins de trois ou quatre collectionneurs de Montaigne qui veulent avoir toutes les éditions des Essais. Certains les ont d’ailleurs presque toutes ! Pour vous donner un autre exemple : les livres de Sade publiés de son vivant sont mythiques, et les prix explosent. Je m’attends à quelque chose de spectaculaire fin octobre : des commentaires autographes de Sade pour les illustrations de l’Histoire de Juliette passent en vente chez Sotheby’s. À mon sens, l’estimation de 40 000 à 60 000 € va exploser. C’est mythique. On y voit Sade à l’œuvre et penser son propre « livre-objet ».

Patricia De Pas

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