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Article publié dans le n°1182 (01 nov. 2017) de Quinzaines

Diffusé pour la première fois au Festival de Venise cet été, « Ex Libris », le documentaire que Frederick Wiseman consacre à la Bibliothèque publique de New York, semble avoir été conçu par son créateur comme une œuvre à part, joyeuse, excitante. Outre sa durée, près de trois heures et demie, il tente, sans le moindre commentaire off puisque c’est son habitude et sa marque de fabrique, de montrer un moment crucial de la vie des bibliothèques et parvient à rendre tangibles les problématiques et les vertus d’un métier comme d’institutions qui tiennent du miracle sans cesse renouvelé.

FREDERICK WISEMAN
Ex Libris. The New York Public Library
Météore Films et Zipporah Films Release, 2017, 197 min Sortie : le 1er novembre 2017

Diffusé pour la première fois au Festival de Venise cet été, « Ex Libris », le documentaire que Frederick Wiseman consacre à la Bibliothèque publique de New York, semble avoir été conçu par son créateur comme une œuvre à part, joyeuse, excitante. Outre sa durée, près de trois heures et demie, il tente, sans le moindre commentaire off puisque c’est son habitude et sa marque de fabrique, de montrer un moment crucial de la vie des bibliothèques et parvient à rendre tangibles les problématiques et les vertus d’un métier comme d’institutions qui tiennent du miracle sans cesse renouvelé.

Tandis que certaines voix s’élèvent pour insinuer que le livre serait oppresseur parce que consubstantiel à un élitisme culturel – un discours souligné maintes fois par les travaux de la sociologie critique qui met en question les bibliothécaires eux-mêmes –, d’autres voix s’élèvent pour clamer que la fluidité de l’électronique est la panacée qui répond à tout. Ce qui est sans effet pour résoudre cette question précise : quid du fluide fluidifié ? Naturellement un silence étourdissant s’abat sur cet aspect des choses et l’on ignore bien ce que doivent ingurgiter ceux qui ont besoin d’informations et de connaissances pour survivre. Car il s’agit bien de survivre, ou d’essayer de vivre.

Ce que cherche à faire comprendre Wiseman à travers sa déambulation dans les quatre-vingt-douze annexes de la New York Public Library, c’est le caractère cardinal de cette institution engagée dans le combat contre l’exclusion et tout entière, énergiquement tournée vers le partage du savoir.

Significative, l’une de ses actions les plus fortes consiste à faire disparaître le « digital dark » de la ville, cette faille sociologique que connaît un ménage sur trois à New York, privé d’accès à Internet. Le programme HotSpot consiste à prêter, au même titre qu’un livre ou un DVD, un modem durant un an et il fonctionne à plein régime : dix mille appareils sont d’ores et déjà prêtés. Il en faudrait trente mille. Un tiers des ménages new-yorkais privés d’Internet… Ce n’est pas le seul chiffre étonnant de ce documentaire qui nous apprend que 10 % de la population de New York souffre d’un handicap, ou que 50 % du budget provient de fonds privés, de donateurs, de philanthropes.

Ponctué par le passage d’un camion de pompiers qui semble surpiquer son propos, Ex Libris n’est pas à proprement parler un film sur les livres de la NYPL. On y voit du reste essentiellement des écrans d’ordinateurs, des Smartphones, et même quelques personnes faisant des selfies. Et pourtant la question nodale du Livre, donc de son contenu, matériau nécessaire à l’expression d’une digne démocratie, est l’enjeu de ce documentaire comme celui des bibliothèques publiques modernes. Plusieurs scènes devraient amener à réfléchir. L’une d’entre elles montre une membre du cercle dirigeant de la bibliothèque – chargée apparemment des questions d’architecture – indiquer que « les bibliothèques ne sont pas des lieux où l’on stocke des livres ». Le lapidaire de la formulation est assez ridicule pour que l’on devine qu’il y a derrière deux points en perspective : le premier est qu’Internet et les autres médias sont aussi présents dans les médiathèques, ces bibliothèques modernes ; le second que des livres inactifs n’ont rien à faire dans une bibliothèque de lecture publique et qu’ils doivent être désherbés pour faire place à des livres qui seront consultés. C’est toute la question de la rotation des ouvrages – comme chez Carrefour – et de la pertinence de l’offre documentaire des bibliothèques. Si Internet soulage largement les rayonnages de ces institutions, ne faut-il pas, comme l’observe le directeur de la NYPL Anthony William Marx, respecter le « devoir social » qu’ont les bibliothécaires envers « ce qui ne circule pas » ?

C’est sur ce devoir social que l’on peut insister pour rendre grâce au film de Frederick Wiseman. À travers ses images des activités variées du réseau de bibliothèques, de son magnifique service de recherche à distance – où l’on peut vous expliquer que la licorne est un animal fabuleux ou vous transmettre des données en espagnol –, de la transitique étonnante des ouvrages en retour de prêt, des nombreuses soirées culturelles organisées par les différentes annexes (certaines spécialisées en arts du spectacle, en images, en publics handicapés, en histoire du peuple afro-américain, etc.), le réalisateur rend hommage à l’institution et à ses personnels qui, on le constate, ne se contentent pas de « recevoir du public ».

Hormis une certaine redondance dans les scènes où l’équipe de direction de l’établissement prend à bras-le-corps les préoccupations que partagent toutes les directions de bibliothèques – et plus généralement d’établissements publics culturels (budget, choix politiques des municipalités, répartition des acquisitions entre best-sellers et ouvrages d’études, entre livres et ebooks, etc.) –, ce film est de nature plus qu’enthousiasmante. On sort de la projection en souhaitant être l’une ou l’un de ces héros du quotidien : bibliothécaire ! Car oui, les bibliothèques ont un sens, oui, les professionnels des bibliothèques ont encore leur mot à dire parce que leur expérience est singulièrement pertinente. Oui, les bibliothécaires peuvent être fiers de leur métier et de leur engagement auprès du public le plus hétérogène et le plus pauvre. Dans les moments filmés par Wiseman, l’inventivité et la motivation des équipes sont ce qui frappe le plus. On retiendra par exemple comment un jeune homme chargé d’aider les enfants à faire des mathématiques décrit son action. On se doutait bien que Frederick Wiseman ne se contenterait pas de faire l’éloge des bibliothèques de recherche destinées à recevoir une pincée d’universitaires pointus. Son Ex Libris est la démonstration que le Livre est à tout le monde, que la bibliothèque, Lieu des Lieux, doit respirer pour accueillir le monde et ses habitants. « Je ne fais pas de sentimentalisme, dit-il, mais je pense que dans un moment où les États-Unis sont dotés d’un gouvernement très darwinien, il est utile de montrer des gens qui travaillent de manière passionnée à aider les autres. » De la démocratie en Amérique et ailleurs, les bibliothèques sont bel et bien les piliers.

Eric Dussert