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Cannes, dernière

Article publié dans le n°1107 (16 juin 2014) de Quinzaines

Comme dans la chanson de Damia, la guinguette cannoise a fermé ses volets. Tapis rouges roulés, limousines remisées, escouade de vigiles démobilisée, la Croisette est rendue aux autochtones – quoique l’on ne soit pas certain que les photographes amateurs ne squattent pas à l’année le décamètre de trottoir à la vue imprenable sur l’entrée du bunker. Et mai 2015 est bientôt là… Une fois éteints les projecteurs et disparues les caméras de télévision qui offraient à l’heure apéritive des instants de rêve à tous les foyers de la planète, que reste-t-il des quelques millions d’images (à vingt-quatre par seconde, les compteurs s’affolent rapidement) consommées dix jours durant ?
Comme dans la chanson de Damia, la guinguette cannoise a fermé ses volets. Tapis rouges roulés, limousines remisées, escouade de vigiles démobilisée, la Croisette est rendue aux autochtones – quoique l’on ne soit pas certain que les photographes amateurs ne squattent pas à l’année le décamètre de trottoir à la vue imprenable sur l’entrée du bunker. Et mai 2015 est bientôt là… Une fois éteints les projecteurs et disparues les caméras de télévision qui offraient à l’heure apéritive des instants de rêve à tous les foyers de la planète, que reste-t-il des quelques millions d’images (à vingt-quatre par seconde, les compteurs s’affolent rapidement) consommées dix jours durant ?

Eh bien, beaucoup de belles et bonnes choses. Ce qui surprendra peut-être les lecteurs qui ont lu les bilans dressés par les quotidiens de référence, Le Monde et Libération – ce sont eux qui font, dans le petit monde clos du Palais, l’opinion immédiate -, bilans dans lesquels l’admiration n’était pas manifeste. « Un festival un peu banal » pour le premier, « une édition limitée » pour le second ; chacun est libre de ses choix et de ses opinions, mais on pouvait attendre un jugement global moins distant de la part de critiques qui avaient proclamé découvrir au moins un chef-d’œuvre par jour depuis l’ouverture (y compris, de la part du Monde, Welcome to New York, l’ignominieuse épave d’Abel Ferrara, accueilli comme « un grand film malade »). Mais dans un micro-univers où la posture sert de carte de visite, faire son intéressant est une preuve d’existence. Passons.

De belles et bonnes choses, donc. Et, pour une fois, on peut tresser des couronnes à un jury, estimable sur le papier mais que l’on n’espérait pas aussi intelligemment exigeant dans ses décisions et aussi peu perméable aux buzz, échos et rumeurs qui parcouraient la population festivalière. Relire après coup les multiples articles, commentaires, blogs ou autres moyens modernes de circulation de la parole relâchée, qui affirmaient chacun que ce serait un scandale si tel film ou tel comédien ne décrochait pas la Palme ou le Prix d’interprétation, est un plaisir, tant le n’importe quoi et l’intransigeance y vont de conserve. Ici, tout le monde se doit d’être à la fois délégué général et président du jury.

En tout cas, sous la houlette de l’irréprochable Jane Campion (1), les huit jurés ont signé un des palmarès les mieux bâtis de ces dernières années, et des moins complaisants – nous l’aurions même qualifié de « parfait » si Timbuktu, d’Abderrahmane Sissako, y avait figuré. L’oubli est incompréhensible pour une œuvre aussi remarquable sur les plans fictionnel et politique, qui avait constitué l’événement des premiers jours - les prix du jury œcuménique et François-Chalais, obtenus parallèlement, n’étant que des lots de consolation. La date de sortie n’est pas encore fixée, mais il conviendra que, le moment venu, le public sache offrir à cette œuvre hors du commun l’accueil qu’elle mérite.

Nous avions noté (NQL n° 1 105) les quelques titres qui nous semblaient de nature à créer la surprise chez les festivaliers. Notre boule de cristal était bien nette, qui nous a permis des prévisions exactes, à quelques unités près : Bennett Miller (Foxcatcher) a récolté le prix de la mise en scène, Andreï Zviaguintsev (Léviathan) le prix du scénario, Alice Rohrwacher (Le meraviglie) le grand prix du jury et Nuri Bilge Ceylan (Winter Sleep) la Palme d’or.

Très peu de concessions au glamour dans une telle liste et peu de considération, de la part des jurés, pour le tiroir-caisse des exploitants de salles : un film turc de plus de trois heures, sans vedettes identifiées (les deux protagonistes, Haluk Bilginer et Melisa Sözen, étaient chacun dignes d’un prix d’interprétation) et sur un sujet aussi pimpant que l’interrogation sur le sens de la vie, de l’amour et les rapports de classes, a peu de chances, sauf miracle, d’atteindre les sommets de fréquentation visés d’habitude par un lauréat cannois. Si l’on sait en outre que sa sortie est fixée au 13 août, il va falloir battre sérieusement le rappel des spectateurs pour qu’ils se mobilisent et évitent le naufrage de Winter Sleep, assurément la plus belle palme depuis le début de ce dernier siècle. Revu sur l’écran géant du Grand Théâtre Lumière, dans des conditions sans égales, le film n’a pas perdu un ampère de son intensité et nous a, une nouvelle fois, amené à des hauteurs que le cinéma actuel nous fait rarement fréquenter.

Léviathan comme Le meraviglie n’étant pas visibles avant l’automne, nous en parlerons lors de leur sortie. Précisons pour l’instant que Zviaguintsev, après la parenthèse urbaine d’Elena (2011), retrouve les grands espaces, ceux du Retour (2003) et du Bannissement (2007), qu’il filme de manière toujours aussi superbe ; ici, une petite ville au bord de la mer de Barents, où les squelettes de baleines parsèment le rivage, où l’on va pique-niquer à cent kilomètres en ligne droite, où le magnum de vodka quotidien permet de supporter le climat, la mafia municipale et les tombereaux de désespoir ambiant. L’espace d’Alice Rohrwacher, s’il est plus mesuré, n’en recèle pas moins de tristesse et de rêves échoués, et ce n’est pas la fausse baguette magique de la fée télévisuelle Monica Bellucci qui y changera grand-chose. Au moins les personnages, avant de retomber dans le réel, auront-ils senti le souffle d’un ailleurs moins sinistre.

La centaine de films présentés, toutes sélections confondues, constitue, chaque année, un catalogue des préoccupations, tendances, climats et modes de la planète cinéma. Autant dire, que, comme à l’accoutumée, le panorama, côté espérances et perspectives, regardait plutôt vers le nadir : dans les sections officielles, par exemple, un doigt suffisait pour compter les comédies ; une comédie au demeurant excellente, Relatos salvajes, pour qui aime l’humour noir, bien saignant à l’arête : Damian Szifron, son auteur, fait partie de ces jeunes qui ne respectent rien, ni la famille, ni la morale, ni les sacrements et qui plaisantent même de la mort – quelle époque !

Quant au reste, les cinéastes semblent toujours aussi attachés à peindre la guerre, la violence, l’addiction multiforme, le jeu du pouvoir ou l’impasse sociale (nous pourrions citer quarante titres) ; et l’amour à l’ancienne, avec ses fulgurances – la rencontre, le désir – n’est plus une valeur de saison : avec le même doigt déjà utilisé, on désignera La Chambre bleue de Mathieu Amalric (voir NQL n° 1 105), comme unique manifestation d’une relation amoureuse accomplie, sauf à y ranger l’inceste accepté de Loin de mon père (Karen Yedaya), les galipettes ancillaires furtives de Mr. Turner (Mike Leigh) ou l’obsession suicidaire de Jessica Hausner (Amour fou, intéressante évocation des ultimes années de Kleist).

Les trois films qui représentaient la France (officiellement, car dix films sur dix-huit étaient des coproductions françaises) n’ont pas été retenus par le jury : si The Search (Michel Hazavanicius), certes trop long d’une bonne demi-heure, ne méritait pas sa réception critique déplorable, eu égard à son ambition et à ses réelles qualités (il est rare de voir la guerre recréée de façon aussi puissante dans un film français), Saint Laurent (Bertrand Bonello), certes trop long d’un bon quart d’heure, réussit, avec l’élégance propre à ce cinéaste, son portrait du couturier. Et Olivier Assayas parvient, dans Sils Maria, à réunir, de façon pour lui inédite, intimisme (toutes les scènes entre Juliette Binoche et Kristen Stewart) et sens de l’espace (toutes les scènes sur les hauteurs de l’Engadine), insérant avec justesse un propos bergmanien renouvelé dans un univers hypermoderne précisément décrit. Le film sort le 20 août, une semaine après celui de Bilge Ceylan : jolie fin de mois pour les amateurs.

Plusieurs titres choisis par le festival ont été proposés immédiatement au « vrai » public. Faute de chiffres, on ne sait encore quel accueil a été fait aux ouvrages de Pascale Ferran (Bird People), de Jean-Luc Godard (Adieu au langage) et des frères Dardenne (Deux jours, une nuit). Chacun de ces réalisateurs étant panthéonisé (ou presque pour la première), nous ne développerons pas le sentiment d’irritation qui nous a saisi, pas tant devant les œuvres elles-mêmes que devant le déferlement d’adoration qui les accompagne. Il y a un seuil d’aveuglement, trop vite franchi, qui vaut d’être examiné. Nous y reviendrons après lecture d’En attendant Godard (2). Quant à Deux jours, une nuit, palme asssurée pour la majorité de la critique cannoise, il y a matière à interrogation à son sujet, sans remettre en question la sincérité de ses auteurs et sans vouloir désespérer les sensibilités bien-pensantes ; interrogation que nous ne manquerons pas de formuler bientôt.

  1. Profitons-en pour souligner la parution de son livre d’entretiens avec Michel Ciment, Jane Campion par Jane Campion (éd. Cahiers du cinéma), objet d’un prochain article.
  2. Par Zoé Bruneau (éd. Maurice Nadeau).
Lucien Logette