"Un cinéaste maudit ?"

Article publié dans le n°1086 (16 juin 2013) de Quinzaines

Quelques films cannois sont annoncés, d’abord L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie, qui a fait grosse impression là-bas, mais dont on se gardera de rien dire, faute de savoir quoi en penser, partagé entre la force de la mise en espace – la sensation physique de l’été plaisamment restituée – et l’ennuyeuse répétitivité de son argument – la chair est triste, hélas. Si l’on peut se passer de The Bling Ring, dans lequel Sofia Coppola nous fait voyager sans recul au bout de la vacuité, ainsi que de The Congress d’Ari Folman, dont la partie d’animation nous ramène quarante ans en arrière, on pourra regarder d’un œil plus amène Grigris du Tchadien Muhamat-Saleh Haroun – les marques de survie du cinéma africain nous parviennent de façon si infinitésimale qu’il est toujours intéressant de les saisir. Mais l’attrait de la nouveauté n’est pas tout, et la rétrospective complète de l’œuvre de René Clément proposée par la Cinémathèque vient nous rappeler les vertus du patrimoine. 

RENE CLEMENT

Cinémathèque française

Du 5 juin au 1er juillet 2013

Quelques films cannois sont annoncés, d’abord L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie, qui a fait grosse impression là-bas, mais dont on se gardera de rien dire, faute de savoir quoi en penser, partagé entre la force de la mise en espace – la sensation physique de l’été plaisamment restituée – et l’ennuyeuse répétitivité de son argument – la chair est triste, hélas. Si l’on peut se passer de The Bling Ring, dans lequel Sofia Coppola nous fait voyager sans recul au bout de la vacuité, ainsi que de The Congress d’Ari Folman, dont la partie d’animation nous ramène quarante ans en arrière, on pourra regarder d’un œil plus amène Grigris du Tchadien Muhamat-Saleh Haroun – les marques de survie du cinéma africain nous parviennent de façon si infinitésimale qu’il est toujours intéressant de les saisir. Mais l’attrait de la nouveauté n’est pas tout, et la rétrospective complète de l’œuvre de René Clément proposée par la Cinémathèque vient nous rappeler les vertus du patrimoine. 

Parmi les grands cinéastes français classiques, René Clément a une particularité, deux plutôt : celle d'être le réalisateur qui a obtenu les plus nombreux succès auprès du grand public, durant trois décennies, et celle d'être le moins considéré par la critique, les amateurs et le même grand public. On allait voir le dernier Renoir, le dernier Clair, le dernier Carné, quitte à se lamenter sur l'évolution de leur carrière. On n'allait pas voir le dernier Clément, mais le nouveau Gérard Philipe (Monsieur Ripois), une nouvelle version de L'Assommoir (Gervaise) ou le nouvel Alain Delon (Plein soleil). Derrière ces titres disparates, pas d'auteur, ou alors transparent. De l'avis général, un technicien sans âme, spécialisé dans la transposition littéraire à l'écran ­ ses films, dans leur majeure partie, sont des adaptations de romans de (dans l'ordre) François Boyer, Louis Hémon, Émile Zola, Marguerite Duras, Patricia Highsmith, Day Keene, David Goodis... En conséquence, sa bibliographie fait triste mine, comparée aux mètres de rayons consacrés à Renoir et consorts et se résume à deux ouvrages, un titre de la collection « Cinéma d'aujourd'hui » chez Seghers en 1967 (signé André Farwagi) et une étude de Deniza Bantcheva parue en 2008 (éditions du Revif). À notre souvenir, la seule rétrospective qu'il connut de son vivant fut celle organisée par Henri Langlois au début des années 1960 ­ à l'étonnement d'ailleurs des cinéphiles purs et durs de l'époque.
Un non-auteur, et qui ne connaissait que des succès commerciaux, il n'en fallait pas plus pour qu'il soit « anathémisé » par la Nouvelle Vague et rejeté avec le reste des anciens, Renoir excepté. Ce qui ne l'empêcha pas, comme ses confrères en infamie Claude Autant-Lara ou Julien Duvivier, de continuer de tourner ­ huit titres entre 1960 et 1975, et souvent avec des vedettes internationales. Le succès public était parfois là ­ Le Passager de la pluie (1969), avec Charles Bronson, frôla les 5 millions de spectateurs ­ mais moins qu'avant ­ La Course du lièvre à travers les champs (1972), malgré Robert Ryan et Jean-Louis Trintignant, dépassa péniblement le million. Quant à La Maison sous les arbres (1971, avec Faye Dunaway) et La Baby-Sitter (1975, avec Maria Schneider), leur échec ne les fait même pas entrer dans les statistiques. Il faut reconnaître que Clément n'était plus, même aux yeux de ses admirateurs anciens, le cinéaste de Jeux interdits ou de Monsieur Ripois, mais portait alors un lourd fardeau, celui d'avoir été le commandant de la galère que fut Paris brûle-t-il ? (1966), parangon du film d'Histoire empaillée, apologie de la version conforme de la libération de la capitale, estampillée par le gaullisme alors régnant. Que peut aujourd'hui représenter ce qui nous était apparu à l'époque comme une imagerie d'Épinal quasi parodique, dans laquelle le gotha du cinéma mondial venait faire trois petits tours avant de disparaître ? Réponse après la projection du 9 juin (reprise le 29)...
Pourquoi donc s'intéresser à René Clément ? Parce que l'appellation « cinéaste maudit » (avec un point d'interrogation), que lui décerne la table ronde annoncée par Bercy le 8 juin, invite à regarder plus loin que la simple notice de Wikipédia. Et parce qu'on ne peut se débarrasser légèrement du seul réalisateur français à avoir obtenu deux Oscars du meilleur film étranger. Si l'on met de côté sa fin de carrière (et encore, car la froide efficacité de ses deux « Série Noire » de 1969 et 1971 n'a pas vraiment vieilli), sa filmographie, entre La Bataille du rail (1946) et Le Jour et l'Heure (1963, dialogues de Vailland), constitue une des plus belles listes du cinéma français, période classique, et on aimerait que les cinéastes de la Nouvelle Vague qui l'avaient tant vilipendé en affichent de semblables. Certes, à force de voir à la télévision, à chaque commémoration, La Bataille... et Le Père tranquille (1946), on s'est habitué à la puissance de l'un et à l'habileté de l'autre. Une vision récente de quelques séquences insérées dans René Clément, témoin et poète, moyen métrage d'Alain Ferrari, nous a rappelé l'extraordinaire force du premier, vrai-faux documentaire tourné à chaud, et qui n'a rien perdu de l'émotion qu'il recèle ; quant au second, au-delà de son agrément scénaristique toujours valide, il a servi à fixer pour quelques décennies, jusqu'à l'apparition du Chagrin et la Pitié, la typologie (et la mythologie) du film de résistance à la française.
À force d'entendre la ritournelle de Narciso Yepes massacrée par tous les guitaristes débutants de la planète, Jeux interdits était devenu infréquentable. Le film, souvent imité, rarement égalé, reste pourtant une des plus justes peintures de la confrontation des enfants et de la mort, en douceur et sans faux-fuyants. Débarrassé de sa chape de récompenses vénérables, Lion d'or à Venise 1952, Oscar 1953, il vaut d'être revu, ne serait-ce que pour le jeu de Brigitte Fossey, toujours aussi impeccable ­ mais Clément était un grand directeur d'acteurs, multiples preuves à l'appui. Ainsi, il sut offrir à Jean Gabin, dans le creux de la vague après son retour à l'écran en 1946, le rôle du meurtrier en fuite d'Au-delà des grilles (1949, premier Oscar pour le réalisateur), qui inaugura la seconde carrière du comédien : reprenant son personnage d'homme perdu et cynique des années 1930, il lui donna une dimension plus lourde, chargée de tout le poids de la guerre, et sa rencontre avec Isa Miranda dans une Gênes en ruine magnifiquement filmée est un moment éblouissant. De la même manière, Clément poussa Gérard Philipe dans ses retranchements, en lui faisant interpréter pour une fois dans Monsieur Ripois (1954, Hémon adapté par Queneau) un héros entièrement négatif, passant d'une protectrice à l'autre, traînant dans les rues de Londres filmées au ras des trottoirs, avec une liberté qui préfigure la décennie suivante. Et c'est à Plein soleil (1960) (1) que l'on doit l'apothéose d'Alain Delon, jusque-là voué au rôle de jeune homme charmant, et dont il fit éclater l'ambiguïté, juste avant que Visconti ne le récupère pour Rocco et ses frères et lui ouvre une voie royale. Il sera bon de revoir Quelle joie de vivre !, coproduction franco-italienne que Clément tourna immédiatement après, brillante comédie noire dans laquelle Delon, fasciste par intérêt (ou comment s'assurer un travail en 1921...), devenait anarchiste pour l'amour de Barbara Lass (ce qui était compréhensible).
On a reproché sur le moment à Gervaise (1956) d'être « académique », épithète commode qui ne demande jamais d'être étayée. Effectivement, on n'était pas chez Robbe-Grillet, et Clément n'était pas un praticien de l'avant-garde, narrative ou formelle ­ mais rares sont les cinéastes qui ont utilisé Zola pour autre chose que sa transcription. Il n'empêche : les aventures de Coupeau, Lantier et Gervaise Macquart, adaptées par Aurenche et Bost, demeurent d'une solidité sans faille, comme un récent passage sur la chaîne CinéClassic nous l'a démontré : la machine une fois lancée, il est bien difficile de s'y arracher, comme aux Enfants du paradis ou à n'importe quelle version de Monte-Cristo. Tel le fabuliste devant Peau-d'Âne, on peut y goûter sans honte un plaisir extrême. René Clément ne s'est pas relevé du naufrage de La Baby-Sitter et a posé sa caméra en 1975. Il lui restait vingt années à vivre, dans une amertume que les honneurs (il fut président de l'Académie des Beaux-Arts en 1990) n'ont sans doute pas apaisée. Le temps est venu de lui redonner une place à sa mesure, pas une statue, certes, mais au moins un piédouche.

1. Le film, sans doute la meilleure adaptation d'un roman de Patricia Highsmith, bénéficie d'une double réédition, en DVD le 2 juillet, en salles le 10 juillet.

Lucien Logette