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Chaissac, "un dandy populaire"

 Au musée de Grenoble une exposition Chaissac. De grande envergure. De Gaston Chaissac sur Gaston Chaissac. Elle est fondée, selon son sous-titre, sur une double proposition d’allure antithétique : Gaston Chaissac « poète rustique et peintre moderne ». Sur cette donnée, ou en marge, on continue à découvrir Chaissac (1910-1964).

EXPOSITION
GASTON CHAISSAC POÈTE RUSTIQUE
ET PEINTRE MODERNE
Musée de Grenoble, jusqu’au 31 janvier 2010
Catalogue : textes de Guy Tosato, Benoît Decron et
Didier Semin.
Musée de Grenoble et Actes Sud, 316 p.,
150 ill., 42 €

SERGE FAUCHEREAU
GASTON CHAISSAC À CÔTÉ
DE L’ART BRUT
André Dimanche (2007), 206 p., nb. ill. coul., 35 €

 Au musée de Grenoble une exposition Chaissac. De grande envergure. De Gaston Chaissac sur Gaston Chaissac. Elle est fondée, selon son sous-titre, sur une double proposition d’allure antithétique : Gaston Chaissac « poète rustique et peintre moderne ». Sur cette donnée, ou en marge, on continue à découvrir Chaissac (1910-1964).

« Dandy populaire », cet oxymore-là, dû à Benjamin Péret, fait apercevoir la difficulté à retenir d’un trait continu Gaston Chaissac. Lui-même recourait aux ressources de la rhétorique dans ses écrits – ainsi Hippobosque au bocage – et dans ses figures. Elles étaient soit cernées d’un fort soulignage noir, soit le résultat d’un assemblage de pièces prises à des registres non communicants.

« Dandy », nous savons, depuis Baudelaire, de quoi il retourne. Appliqué à Chaissac, le mot n’est pas mal venu. Cette « institution vague », le dandysme, « aussi bizarre que le duel », Chateaubriand l’avait trouvée « dans les forêts au bord des lacs du Nouveau Monde ». Au moins par sa recherche d’un nouveau monde à partir des débris de l’ancien, Chaissac est un dandy baudelairien. Et pourquoi pas un dandy en Vendée ? Il ne manque pas non plus, qualité du dandy, de « force native » dans le « trouble » de notre époque. De celle-ci, de ses académismes exsangues, le moyen de se distinguer est la distinction elle-même. Et, qui lui est lié, le culte de soi-même, « le besoin ardent de se faire une originalité, contenue dans les limites extérieures des convenances ».

Une photographie (page 40 du beau catalogue de Grenoble), compose, en triptyque, face à face, Chaissac et Benjamin Péret. Ils sont dominés par un assemblage de planches usées dont deux sont marquées des prénom et nom de l’assembleur. Au sommet de l’assemblage, triomphant, goguenard, le balai de paille sur lequel s’épanouit un visage que l’on a dit, visage d’enfant, jeu d’enfant. Ou question posée aux moyens de ce jeu. Cette photo est de Gilles Ehrmann. Péret a écrit, comme Breton, un texte pour accompagner les photos de Gilles Ehrmann réunies dans Les Inspirés et leurs demeures (1962).

Une autre photographie de Gilles Ehrmann est très célèbre : Chaissac est assis sur une chaise, il tient des fleurs à la main, mais son visage est caché par un masque, de Chaissac. Le jeu va par rebonds. Renée Boullier a composé une photo où, devant un mur de pierres sèches, Chaissac regarde devant soi – la photographe, nous, lui-même, les débris d’un monde à recomposer, à rassembler, à coller les uns aux autres, leur trouver une raison non-frontière ? Sur le même cliché, une réponse, ou le renvoi à la question lancinante, celle de l’identité de Chaissac le maquilleur. À côté de lui, sur la photo, un totem des années 50. Il est plus grand que Gaston Chaissac. À son centre un visage satisfait échappé à un assemblage de formes et de couleurs dont il est la seule raison. À la fin du catalogue de l’exposition se rencontrent un totem à visage refermé sur soi et aux couleurs se satisfaisant d’un mélange habile, « artistique ». Succédant à ce Totem où l’art s’expose comme une réponse au rapport de l’individu au monde, une photographie de Chaissac appuyé à une fenêtre. Dans sa main droite, un porte-plume, sur son genou, une feuille. Sa casquette et ses rides frontales marquent son visage, le rendent intéressant. Fugitivement. Nous retient, par contre, le regard fixé sur un point ou sur un monde dont nous ne savons rien, sinon, en suivant le parcours de Grenoble, par quelles étapes, quelles figures, il nous y conduit. Cette photographie troublante par sa netteté muette est de Robert Doisneau, en 1952.

L’exposition bat en brèche des idées reçues, ridiculise bien des aveuglements. Mais Chaissac lui-même refusait aussi qu’on l’embrigadât parmi les contestataires de l’ordre ancien, dans l’art brut, l’art naïf, l’art populaire, « etc. ». Cet « etc. », Serge Fauchereau l’ajoute à la mention de ces catégories où, déjà, l’on dispute sur l’antériorité en la manière de l’un ou de l’autre. L’exposition de Grenoble m’a fait lire Gaston Chaissac à côté de l’art brut, que je n’avais pas eu entre les mains à sa publication il y a deux ans. Un maître-livre. On y trouve tout ce que l’on désire savoir sur les rapports de Chaissac avec les mouvements auxquels on limite sa singularité, et ainsi quelle est la richesse propre à son œuvre, toujours « à côté ».

Il œuvre dans une zone qui est celle des poètes. André Breton, dans ses « proses parallèles » aux Constellations de Miró, exalte les poètes, Nerval, Forneret, Rimbaud (désignés par leur seul prénom) « qui ont su qu’au regard de ce qui serait à atteindre, les chemins tracés, si fiers de leurs poteaux indicateurs et ne laissant rien à désirer sous le rapport du bien tangible appui du pied, ne mènent strictement à rien ». Une photo de 1952 a saisi Chaissac sur une route, dans une rue, on ne sait pas bien, on est arrêté par la plaque indicatrice derrière lui « D13. Ste Florence ». Nulle trace de cette Florence maquillée ou explicite, d’aucune femme dans l’œuvre de Chaissac, au contraire de celle de Miró dont le sexe de la femme est l’ouverture.

Michel Ragon, œil pénétrant, qui a su voir Chaissac, Atlan, Martin-Barré, Michel Ragon, vendéen de souche, a écrit un portrait-souvenir de Chaissac repris dans Le Regard et la Mémoire (1998) : « C’est au Salon des Surindépendants, en 1945, que Gaston Chaissac fit ses vrais débuts, mais cantonné dans le secteur réservé aux “peintres du dimanche”. Cette classification aberrante pour un artiste dont les premiers maîtres avaient été de rigoureux praticiens du postcubisme et de l’abstraction : Albert Gleizes et Otto Freundlich, devait avoir une répercussion fatale pour sa carrière. »

C’est moins du théoricien à tout-va qu’était Gleizes, que Chaissac prenait leçon, que de l’artiste dont il scrutait le métier dans son atelier de Saint-Rémy, lors du séjour que fit Chaissac en Provence. Quant à Otto Freundlich (dont on voit au musée de Pontoise les œuvres léguées), sans l’artiste allemand installé depuis presque toujours en France, ami de Picasso, sans lui Chaissac n’aurait pas été ce qu’il fut.

Leur rencontre fut due au hasard. En 1932 Chaissac travaille dans une échoppe de cordonnier rue Mouffetard. Il y vit. En 1936 il sera hébergé par son frère au 38, rue Henri-Barbusse, presque à l’angle de la rue du Val-de-Grâce. Au 38, Otto Freundlich avait un atelier au fond de la cour. Lui et sa femme sympathisent avec le jeune homme – il a 26 ans. Ses qualités d’artiste ne leur échappent pas. Ils lui fournissent les moyens de les faire fructifier en lui procurant le matériel qui lui est nécessaire. En 1938 ils organisent pour lui une exposition à la galerie Gerbo.

Gaston Chaissac peint et écrit, beaucoup. Il rencontre Camille, institutrice ouvert à l’art et à la littérature. Serge Fauchereau nous a donné dans son livre une vue de ce qu’était la bibliothèque du couple Chaissac : rien, ou presque, relevant du conformisme, rien de l’autodidactisme.

En 1942, les Chaissac s’installent en Vendée. C’est là, à Vix, qu’ils apprennent qu’Otto Freundlich a été arrêté et de Drancy envoyé au camp de concentration de Lublin. Il y mourra l’année suivante. Il eut à peine le temps d’adresser à Chaissac une lettre testamentaire.

(Quand j’écris ces notes, si je lève mes yeux de mon papier, mon regard rencontre la porte cochère brune du 38, rue Henri-Barbusse. Celle-là qu’avait poussée Chaissac pour trouver un asile chez son frère en 1938, qu’Otto Freundlich, en 1942, referma derrière lui. Définitivement.)

Georges Raillard