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Les délires des listes, l'ardeur des inventaires

 Dans le livre inépuisable et allègre d’Umberto Eco, l’imagination des écrivains et des peintres multiplie les listes des mots, des choses et des lieux. Leur divagation agile et libre déploie l’ivresse des accumulations, les cohues, les débordements divers et contrôlés. Elle choisit souvent le triomphe du Nombre. Et elle aime aussi les « et cætera ». 
Umberto Eco
Vertige de la liste
 Dans le livre inépuisable et allègre d’Umberto Eco, l’imagination des écrivains et des peintres multiplie les listes des mots, des choses et des lieux. Leur divagation agile et libre déploie l’ivresse des accumulations, les cohues, les débordements divers et contrôlés. Elle choisit souvent le triomphe du Nombre. Et elle aime aussi les « et cætera ». 

Notre pensée et nos rêves jouissent des énumérations chaotiques, des catalogues insensés, des bordereaux déraisonnables, des inventaires aberrants, des répertoires absurdes, des index extravagants, des suites embrouillées, des catalogues immodérés, des thésaurus fantasques, des encyclopédies incohérentes, des galeries égarées, des bibliothèques impensables, des archives excessives, des répertoires enragés. En un dérèglement raisonné, en une méthode équivoque, notre pensée envoûtée classe sans cesse ; elle range ; elle trie ; elle groupe ; mais, simultanément, elle déclasse ; elle dérange ; elle déplace ; elle trouble.

Certaines encyclopédies veulent être simultanément systématiques et saugrenues. Michel Foucault (Les Mots et les Choses, 1966) et ici Umberto Eco citent une énumération des animaux, publiée (peut-être) dans une encyclopédie de la Chine ancienne, Le Marché céleste des connaissances bénévoles. Cette énumération a probablement été inventée par Jorge Luis Borges. Les animaux se diviseraient en : « 1) appartenant à l’empereur ; 2) embaumés ; 3) apprivoisés ; 4) cochons de lait ; 5) sirènes ; 6) fabuleux ; 7) chiens en liberté ; 8) inclus dans la présente classification ; 9) qui s’agitent comme des fous ; 10) innombrables ; 11) dessinés avec un très fin pinceau de poil de chameau ; 12) etc. ; 13) qui viennent de casser la cruche ; 14) qui de loin semblent des mouches ».

Assez souvent sont organisés les cortèges, les défilés, les cavalcades, les couronnements, les revues, les parades, les prises d’armes, les processions. Ils sont réglementés, codifiés. Dans les plafonds peints, les foules ordonnées tournent parmi les nuages pour le couronnement de la Vierge Marie ou pour son assomption… Des peintres russes (1673) rassemblent des centaines de religieux auréolés au « Septième Concile œcuménique » (Moscou, cathédrale Notre-Dame de Smolensk)… David peint Le Sacre de l’empereur Napoléon Ier et le couronnement de l’impératrice Joséphine le 2 décembre 1804… Et, en 1931, dans un spectacle de Broadway, les Ziegfield Follies, une centaine de danseuses saluent au public.

Vous rencontrez 666 démons (ou plutôt quelques millions). Ils obéissent parfois à des hiérarchies et d’autres sont anarchistes. Ils seraient des légions, des cohortes, des meutes, des hordes. Dans un Dictionnaire infernal (1863), Colin de Placy donne les noms des diables et leurs formes. Rubens, Gustave Doré et d’autres montrent la chute des anges rebelles. Hans Baldung Grien, Jacques Callot, Goya représentent dans la nuit le sabbat des sorcières. Vous écoutez les hurlements, les grincements de dents, les blasphèmes, les sarcasmes sardoniques, les rires atroces. Ce sont des kyrielles scélérates, les ribambelles perfides.

Les batailles sont les grouillements des combattants innombrables qui s’enchevêtrent, s’imbriquent, massacrent. Elles comprennent des stratégies opposées, des coups de chance et de scoumoune. Dans Gargantua, le frère Jean des Entomeures saisit le bâton de la croix et frappe les ennemis, rompt leurs bras et jambes, fend les mandibules, enfonce les dents en la gueule, empale par le fondement, et il blesse et brise…

Les longues listes sont souvent les litanies récitées comme des éloges, des prières psalmodiées. Elles dénombrent les propriétés de la Vierge Marie, ses attributs, ses appellations. Les chrétiens répètent des litanies comme un mantra, comme l’om mani padme hum des bouddhistes… Dans la Bible, le Cantique des cantiques admire les détails merveilleux du corps de la bien-aimée : les deux seins comme deux faons jumeaux qui paissent parmi les lis, ses yeux comme des colombes, ses lèvres qui distillent le miel vierge, etc. Et, à l’opposé de la beauté et du charme, Clément Marot décrit, en 1535, le laid tétin : « Tétin qui n’a rien, que la peau/Tétin flac, tétin du drapeau/(…)/Tétin au grand vilain bout noir/Comme celui d’un entonnoir ;/Tétin qui brimbale à tous coups/(…)/Tétin grillé, tétin pendant,/Tétin flétri, tétin rendant/Vilaine bourbe au lieu de lait,/Le diable te fait bien si laid. » Et, dans L’Anatomie de la mélancolie (1621), Robert Burton imagine des femmes horribles : « Tous les amoureux admirent leur maîtresse, même si elle est difforme, laide, ridée, boutonneuse, le teint blême, rougeaud, jaunâtre, tanné, cireux… Elle a des dents de lapin, pourries, noires, irrégulières, une barbe de sorcière, l’haleine qui empuantit tout alentour, les ongles trop longs, crasseux, mal taillés, la peau noirâtre, la carcasse vérolée… »

Ainsi, Umberto Eco étudie de nombreux et différents styles de listes. Il cite les généalogies d’Hésiode, celles de la Bible, l’arbre de Jessé. Il évoque, dans le Chant II de L’Iliade, le catalogue des vaisseaux et des peuples grecs. Dans Don Giovanni, Leporello énumère « mille e tre » conquêtes de son maître. Rabelais propose les litanies des « torcheculs », celles des mœurs et conditions de Panurge, celles des jeux, celles des livres de la librairie de Sainct Victor, celles des couillons. Ou bien, Prévert décrit en 1931 un « dîner de têtes à Paris-France ». Paul Eluard écrit sur des lieux divers le nom de la Liberté. Villon évoque les Dames du temps jadis (1489). Ou encore, Breughel, Véronèse peignent les plats et les boissons des noces. Ou aussi, Carpaccio (1515) et Dürer (1518) représentent le martyre de 10 000 chrétiens du mont Ararat et leur apothéose. Ou bien, Victor Hugo (Quatrevingt-treize) décrit l’Assemblée : « Rien de plus difforme et de plus sublime… Des fauves sur une montagne, des reptiles dans un marais… » Ou encore, Georges Perec énonce ses « Je me souviens » (1978) ; ce serait un mémoire de notre Mémoire, un état de notre histoire récente, une chronique de notre adolescence.

Ou bien, les listes rassemblent les fatras, les « n’importe-quoi », les « presque-rien », les déchets, les amas, les bazars, les choses perdues et retrouvées, les bric-à-brac. Arman conserve (en un contenant plastique transparent) la poubelle d’un ami ; la « poubelle » de quelqu’un est son portrait… Une urne-reliquaire (XVIIe siècle) contient des petits cailloux « provenant de Terre sainte » ; le reliquaire est présenté dans un musée parisien… Les étranges Cabinets de curiosités réunissent des squelettes d’animaux, un pied de momie égyptienne, des machines immobilisées, un chien monstrueux dans un bocal… Et Mark Twain (Les Aventures de Tom Sawyer, 1876) indique les objets quelconques que le garçon Tom obtient : « Un rat mort avec la ficelle qui servait à le traîner, douze billes, l’embouchure d’un sifflet, un morceau de verre bleu, un bouchon de carafe, un collier de chien sans chien, un manche de couteau, quatre morceaux de pelure d’orange, un châssis de fenêtre hors d’usage… Tom s’était bien amusé… » Et cætera. Et cætera. La pensée inassouvie et zélée rumine et jouit.

Gilbert Lascault

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