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Article publié dans le n°1097 (16 janv. 2014) de Quinzaines

Après Les Plumes d’Éros et L’Outrage aux mots, paraît le troisième tome des oeuvres de Bernard Noël, La Place de l’autre. Ces volumes rassemblent de brefs textes de poésie ou de prose, de nature érotique pour le premier, politique pour le deuxième et critique pour le troisième ; une répartition probablement difficile à réaliser parce que Bernard Noël récuse la notion de genre, et que tous ses écrits sont à la fois traversés par la poésie, la pensée et les événements de notre temps.
Bernard Noël
La place de l’autre
(P.O.L.)
Après Les Plumes d’Éros et L’Outrage aux mots, paraît le troisième tome des oeuvres de Bernard Noël, La Place de l’autre. Ces volumes rassemblent de brefs textes de poésie ou de prose, de nature érotique pour le premier, politique pour le deuxième et critique pour le troisième ; une répartition probablement difficile à réaliser parce que Bernard Noël récuse la notion de genre, et que tous ses écrits sont à la fois traversés par la poésie, la pensée et les événements de notre temps.

Marie Étienne : Quel est « l’autre » du titre ?

Bernard Noël : C’est à la fois le lecteur et les divers « sujets » qui occupent le livre, les amis, les modèles, les compagnons du silence (ceux de la bibliothèque).

M. E. : L’intimité, écrivez-vous, est faite de silence et d’altérité. Intimité et altérité ne sont-elles pas contradictoires ?

B. N. : Oui, je n’y avais pas pensé. Vous me donnez conscience que, si j’ose dire, je pratique constamment l’altérité en écrivant puisque j’évite toujours le « je » et le remplace par le « tu » ou un autre pronom personnel. Je n’emploie le « je » que pour m’engager comme citoyen.

M. E. : Dans « La tête encerclée », au cours d’un séjour à l’hôpital et après une opération, vous vous percevez comme étant à l’extérieur de vous-même : « Il n’y a plus que de l’externe », écrivez-vous.

B. N. : Ce fut une expérience très dérangeante. Je me vois dans un corps devenu froid et blanc et inhabité. Mon regard identifie les choses, les environs, les gens mais sans susciter ni relation, ni réaction. Tout demeure étranger, et moi-même à moi-même. J’ai perdu mon volume, tout défile dans une espèce d’égalité indifférente : je suis le miroir plat qui reflète mais ne sent pas ce qu’il reflète, donc une surface sans dedans, sans réflexion… J’entreprends alors d’écrire ce récit de mon présent pour tenter de ranimer la dimension interne !

M. E. : Dans le premier texte du volume, « Nonoléon », il est question de haine (de la poésie), de nom et donc d’identité, de double et même de pluriel (Nono, Léon, Nonoléon, Noël…). Doit-on en conclure, comme le Léon du texte, que vous n’êtes personne, même en tant qu’écrivain ?

B. N. : La certitude est venue vite que la signature n’est qu’une étiquette, tandis que l’écriture est la poursuite solitaire d’une révélation toujours reportée, mais que la langue, matière commune aux écrivains passés et présents, crée justement une communauté entre eux. Une solidarité naturelle. Conséquence : plus je vieillis, plus je désire l’anonymat qu’interdit l’indispensable étiquette. Je le désire pour partagerl’activité où se rejoignent tous les écrivains, les vivants et les morts dans l’immense décharge des textes connus et inconnus. J’ai souvent l’impression d’aller prélever dans cette décharge des fragments, des éclats, qui sont les germes du poème.

M. E. : Vous souhaitez, écrivez-vous, déchirer « le vêtement nominatif qui fait, de chaque chose, le nom de cette chose » parce que « le langage agit comme un leurre ». Et vous vous demandez : « Que voit-on quand on voit ? »

B. N. : Ici, je pense moins à l’écriture qu’à la vision ordinaire que résume la question que vous me renvoyez. Il est assez rare, dans la vie courante, que la vue devienne regard. On pourrait dire que l’amour naît de ce passage de la vue au regard : au face à face attentif. D’ordinaire, la vue se contente d’identifier et tout demeure également neutre. Le nom est ainsi le leurre derrière lequel la réalité se tient sans apparaître, rassurante et à l’écart. Il faut que l’environnement vous dépayse pour que l’information donnée par le nom ne suffise plus, et que s’ouvre le regard et, par conséquent, débute la relation.

M. E. : « Le pal met en scène la partie risible, mortellement : il démystifie l’intériorité en nous y introduisant par le cul. » Cette phrase nous paraît renvoyer au Château de Cène, en tout cas lui fournir un éclairage. Doit-on comprendre ce livre comme « une destruction progressive de l’identité du narrateur par la violence et l’érotisme », ou au contraire comme la recherche et l’approche d’une plus grande vérité de soi, d’un retour à l’unité perdue ? Dans ce cas, la violence serait exercée sur le corps pour que ce dernier « dégorge » la vérité de l’individu ?

B. N. : Dans ma jeunesse, passionné par l’expérience du Grand Jeu, j’ai voulu avec des amis créer une revue ayant pour titre « Le Grand Pal » : un premier numéro aurait existé si l’imprimeur ne s’était pas contenté de prendre l’argent, puis de faire le sourd. Ce « pal » faisait, bien sûr, allusion au supplice et surtout à la phrase de Bataille : « Je ne parlerai plus d’expérience mais de pal. » Pour ma part, je pensais en effet à la violence exercée sur le corps comme une ascèse, comme une technique (par exemple, celle de la fatigue chez Rimbaud) pour atteindre un état de conscience extralucide… Quarante-quatre ans plus tard, je ne suis pas sûr du projet qui était le mien en écrivant Le Château de Cène, mon seul souvenir est la volonté d’affronter une épreuve et de saboter la langue chérie de Nerval en lui faisant décrire des horreurs. Voulais-je aussi détruire en moi l’écrivain, je ne sais, mais le compromettre, certainement, le salir, le rendre coupable. Il y a aussi un rapport ambigu avec la découverte de la torture institutionnalisée en Algérie par notre gouvernement socialiste (déjà traître) : le fait que les tortionnaires s’exprimaient dans ma langue me la rendait meurtrie, douloureuse, insupportable…

M. E. : Comment pouvez-vous concilier votre haine de la poésie et votre activité de poète ?

B. N. : Je ne « hais » pas la poésie en elle-même, seulement son utilisation comme un absolu, un avatar du « salut ». En arrivant à Paris, à la fin de 1949, le premier livre que j’ai acheté fut La Haine de la poésie de Georges Bataille. Ce livre est resté comme un poteau indicateur ou un avertissement bien plutôt qu’un commandement. J’espère avoir situé son rôle dans ma préface aux poèmes complets de Bataille intitulée « le Bien du Mal » (L’Archangélique, Poésie/Gallimard, 2008). Mon titre indique ce que je cherche dans cette « haine »…

M. E. : Y aurait-il une poésie qui, se rapprochant de l’amour, serait « cet instant de la communication où certains voient le seul sacré » ?

B. N. : J’ai de l’amour pour beaucoup de poèmes… Je ne citerai pas les poèmes français, sauf Les Chimères de Nerval parce qu’ils sont très nombreux, surtout au XVIe siècle et chez les contemporains, mais voici des oeuvres que je lis et relis : les Sonnets à Orphée et les Élégies de Duino de Rilke, The Waste Land de T. S. Eliot, la trilogie du Diwan de Gunnar Ekelöf, Paterson de William Carlos Williams, La Divine Comédie de Dante ! Si l’on met en relation toutes ces oeuvres, cela fait une assez vaste mosaïque d’où s’élève la figure de l’Amour et aussi (et surtout) celle de la communion dans lalangue – dans sa matière sonore et sensée, inépuisable !

M. E. : Comment voyez-vous vos dessins ? Comme des poèmes visuels ?

B. N. : Non, sûrement pas ! Je suis gêné de les désigner par le mot « dessins », faute seulement d’en trouver un autre plus juste. Depuis fort longtemps, je rêve d’une écriture dont les signes seraient significatifs autant par leur forme plastique que par leur sens : une écriture qu’il suffirait de voir pour déjà la comprendre… Mes dessins (chosins ?) sont des accumulations de brins d’encre : courtes lignes, hachures, petits cercles, minuscules figures géométriques, profils ou visages, fragments d’architecture ou de végétation, qui surgissent au fil de la plume et s’associent sans aucune préméditation. Le plaisir de les tracer vient d’un abandon au mouvement de la main qui invente au fur et à mesure cette espèce d’écriture insignifiante pourtant chargée d’un attrait visuel ou spatial… Rien d’automatique, juste la volonté obstinée de couvrir de signes un espace déterminé !

M. E. : Vous écrivez que « le travail de la prose est le plus compromettant ». Est-ce pour cette raison que, très jeune, vous avez commencé plusieurs romans que vous avez ensuite abandonnés ?

B. N. : Cette affirmation est quelque peu stupide, en tout cas trop absolue. Elle m’a échappé devant je ne sais plus quelle oeuvre composée uniquement de poèmes et dont la perfection me paraissait semblable à celle d’un corps trop beau pour se permettre des besoins naturels. J’ai cru alors que la prose pouvait ajouter à ce corps-là des organes assez compromettants pour aussi bien conforter sa perfection que pour la salir d’un peu de bonne merde humaine. Je regarde cette pensée d’un oeil très critique et cependant je n’arrive pas à renoncer à l’idée que la prose dévoile plus vivement la fabrique d’écriture et ses déchets… Je ne m’étais jamais demandé ce qu’il en était de mes débuts ? je crois que mes poèmes imitaient alors automatiquement des formes classiques, tandis que la prose allait plus librement, aucun modèle ne s’imposant…

M. E. : Le Dictionnaire de la commune a-t-il constitué pour vous ce tournant, en vous encourageant à échapper à la linéarité ?

B. N. : Le problème de la linéarité qui se pose alors est assez particulier : je cherche comment échapper à la ligne temporelle de l’Histoire, du récit de l’Histoire. Je me rends compte que l’Histoire n’est pas fixe, qu’elle est toujours le récit que le présent fait du passé, et que ce récit se modifie à mesure qu’évolue le présent. Comment rendre cette évolution ? Sans doute la forme du dictionnaire est-elle la plus apte à le faire pour la raison qu’elle seule permet de disposer tous les éléments : vie quotidienne, événements, personnages, informations, dans un ordre – celui de l’alphabet – aussi évidemment arbitraire que pratique. Cela donné, le lecteur, en allant d’un article à l’autre, peut faire lui-même l’Histoire dans le présent de sa lecture. Et n’en pas finir de la réviser… J’ai songé ensuite à un dictionnaire de la guerre d’Espagne, plus tard à un dictionnaire du Front populaire, mais n’ai pas trouvé les moyens de leur consacrer le temps nécessaire. J’ai surtout rêvé d’écrire un roman sous la forme d’un dictionnaire…

M. E. : Trois au moins de vos livres sont des « actes » de fiction : Le Syndrome de Gramsci, La Maladie de la chair, La Langue d’Anna. En quoi consiste pour vous le narratif ?

B. N. : Ces « actes de fiction » appartiennent à un ensemble qui s’est constitué peu à peu et qui est une suite de romans courts ayant tous la forme du monologue. J’en conserve plusieurs inédits… En fait, quand P.O.L m’a proposé de publier mes « OEuvres », ce projet ne me plaisait guère sauf pour réunir en un volume mes romans-monologues, mais je ne peux le faire tant que je n’ai pas terminé le parcours que je me proposais… et qui est lié aux pronoms personnels. Chaque monologue, sauf le premier, Le Syndrome, a pour contrainte que toutes les phrases y commencent par le même pronom personnel, ainsi le Vous pour La Maladie et le Je pour La Langue… Il me reste à écrire le Nous. Je ne veux pas publier l’ensemble sans lui, mais l’écrire dans cette époque tellement éloignée de la solidarité collective me paraît quelque peu désespéré… Ces monologues sont, pour moi, la forme la mieux adaptée au « narratif » parce que la contrainte du mot initial me laisse libre de laisser l’écriture m’apporter la surprise de la narration que son mouvement invente à mesure – et cette surprise, qui évolue selon sa propre logique et non la mienne, est tout ce que j’attends de l’écriture.

M. E. : La dernière partie du volume contient de nombreux textes consacrés à des écrivains. Que vous ont-ils apporté ?

B. N. : Difficile de faire la somme de ce que je dois à Michaux, Artaud ou Bataille, à Sade ou à Gilbert-Lecomte, et qui est sûrement contradictoire. Mais n’est-ce pas le croisement d’influences contradictoires qui est la base de tout travail d’écriture ? Je ne voudrais pas avoir l’air d’éluder ainsi votre question mais je ne vois pas d’autre réponse. Ces écrivains m’ont apporté des pensées assez ouvertes pour s’imbriquer, se compléter, se contester… Je pense, tout à coup que, dans ma jeunesse, les influences reçues me dictaient des imitations, alors que tous ces écrivains
incitent à leur dépassement...

M. E. : Hormis Anne-Marie Albiach et Anne Cayre, ces écrivains sont tous des hommes. Existe-t-il des écrivains femmes qui revêtent pour vous quelque importance ?

B. N. : Vous oubliez Hélène Bessette… Je dois préciser que, dans ce livre, déjà bien volumineux, je n’ai retenu aucun essai sur des écrivains vivants. La dernière partie rassemble des contemporains, pour la plupart des amis, tous morts – hélas – plus ou moins récemment. Je suis vieux à présent, et je n’ai pas envie de fixer des dates, mais dans les deux générations qui suivent la mienne, les écrivains femmes sont bien plus importantes que les hommes, surtout dans le domaine de la poésie. Une collection en témoigne particulièrement, celle que dirige Yves di Manno, chez Flammarion, qui a le mérite, je crois unique, de publier des oeuvres opposées et même antagonistes car il n’a pour critère que leur qualité.

M. E. : « Je n’écris pas pour écrire, je n’écris pas pour faire des livres ». Alors, pourquoi ?

B. N. : Cette affirmation ainsi détachée est bien abrupte, je suis pourtant tenté de la soutenir. Mes raisons d’écrire sont un pêle-mêle où je vais essayer de choisir. Vers vingt-cinq ans, j’ai écrit Extraits du corps, un petit livre qui aurait dû me servir de base alors qu’a suivi un silence d’une dizaine d’années marqué par le refus d’écrire. Ce refus s’est inversé avec le Château de Cène et le Dictionnaire de la Commune, à tel point que j’ai décidé de ne plus avoir d’autre activité que l’écriture. Sauf que, n’écrivant rien de commercial, j’ai dû inventer des travaux de survie. Quand j’ai publié Les Premiers Mots, Jean-Jacques Pauvert, qui m’avait beaucoup aidé à choisir l’écriture, m’a dit : « Mon pauvre Bernard, vous aviez tendance à n’écrire que pour cinq cents personnes, mais je crains que vous ne finissiez à cinquante. » Reste que ce livre marque pour moi mon vrai début dans l’écriture… C’est dans sa suite que s’inscrivent mes romans monologues. Je ne les écris pas pour écrire mais pour voir surgir, presque mot à mot, un présent qui n’a pas d’autre lieu que son surgissement – lequel me comble aussi longtemps qu’il dure, comme s’il réalisait l’autre événement que j’ai toujours espéré de l’écriture : me donner à voir la germination des mots et de la pensée dans l’épaisseur ténébreuse de mon corps… Si cela finit par faire des livres, c’est que le livre est la seule incarnation de notre travail, et qu’il est mortel comme nous. 

Marie Etienne

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