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Un art poétique

Article publié dans le n°1083 (01 mai 2013) de Quinzaines

Toucher terre et rebondir, prendre appui sur ce qui est pour atteindre les hauteurs dont l’art est parfois capable, tel est le mouvement qui anime la poésie d’Ariane Dreyfus et des auteurs qu’elle analyse.
Ariane Dreyfus
La lampe allumée si souvent dans l'ombre
Toucher terre et rebondir, prendre appui sur ce qui est pour atteindre les hauteurs dont l’art est parfois capable, tel est le mouvement qui anime la poésie d’Ariane Dreyfus et des auteurs qu’elle analyse.

Écrire, pour elle, n’est pas sans relation avec la danse, qu’elle pratique et qu’elle aime ; avec le goût des choses et des mots simples ; avec l’élan vital. Il y a de l’instinct chez cette femme, et il y a aussi de la pensée, nourrie par l’expérience du quotidien et par l’étude minutieuse des textes. Autant dire que ses pages ont une sincérité indiscutable. De là leur séduction et leur logique interne.

Les critiques qui pourraient lui être adressées – passer trop vite sur les auteurs majeurs qui l’ont formée, et, au contraire, s’attarder trop longtemps sur des contemporains qui font partie de sa famille littéraire, de ses amis ; ne pas s’ouvrir suffisamment à des pratiques différentes des siennes – tombent d’elles-mêmes au fur et à mesure de la lecture. C’est parce qu’Ariane Dreyfus écrit et réfléchit sur ce qu’elle connaît bien et dont elle se sent proche qu’elle parvient à donner force à ses propos et peu à peu à mettre en place un véritable art poétique.

Le volume commence par une étude sur Colette dont « l’amertume souriante » l’enchante : « Vivre sans bonheur et n’en point dépérir, voilà une occupation, presque une profession » (Colette, Mes apprentissages). Des paradoxes de l’auteur des Claudine, de son goût pour la nature, de sa capacité à s’extraire de la souffrance, Ariane Dreyfus tire une belle leçon : « On n’écrit pas sans être séparé, et on ne sera plus que séparée tant qu’on écrira. Mais moins que si on n’écrivait pas. Enfin, c’est ce qu’il faut se dire. »

Le sujet de l’érotisme, très présent dans les écrits d’Ariane Dreyfus, est abordé ici par le biais de personnages et de situations apparemment éloignés d’elle : l’adolescente et Humbert Humbert de Nabokov dans Lolita, le jeune garçon de Ludovic Degroote dans Un petit viol. Dans les deux cas, il s’agit d’une innocence saccagée, celle de l’enfance de l’enfant comme de l’adulte : « … en accaparant Lolita, c’est sa part d’enfance la plus précieuse qu’Humbert Humbert sacrifie ».

Ce qui nous intéresse, dans ses deux analyses, c’est que justement elles sont des analyses, qu’elles incitent à réfléchir, loin de toute complaisance, de toute incitation au voyeurisme. Les personnages n’y sont pas manichéens, Humbert Humbert n’est pas infâme et la victime de Degroote bande avec son violeur. Là réside le mystère, le vertige, le trou noir de l’acte sexuel. C’est le mérite d’Ariane Dreyfus de l’avoir abordé.

Comme son titre l’indique, le livre est le fruit d’une activité solitaire, vécue dans le secret du logis et de la chambre, dans celui de la nuit seulement éclairée par le rond de la lampe. L’orga­nisation du volume, comme de chacun des textes, est rigoureuse à sa façon. Là encore on pourrait discuter, là encore ce serait une erreur de le faire. Après « Le cri chanté » de Colette, les « Enfants seuls (contes) », où sont rassemblés, outre Nabokov et Degroote, Valérie Rouzeau, Dostoïevski (pour Une femme douce) et Kaye Gibbons, on passe à James Sacré, celui qui a montré la voie.

Celle d’Ariane Dreyfus est sinueuse, elle suit son fil à elle, qui la mène sûrement, non pas à s’échapper du labyrinthe (on n’en sort pas), mais au moins à garder le souvenir de la lumière dont on sait qu’elle existe, et de se diriger vers elle.

Dans le texte sur Sacré, elle part de son amour de la grammaire, grâce auquel elle découvre que « toute phrase était comme un pays où les mots apprenaient à vivre ensemble ». Et elle comprend, par l’intermédiaire de Sacré, que « les mots pouvaient m’emmener non pas ailleurs mais ici ». L’ici étant, par exemple, le sexe, qui « peut s’avancer sans que l’obscénité l’isole, à nouveau l’enferme… Il n’y a pas de raison que seul le sexe touche le sexe » ; les paysages et les jardins, dont l’herbe vient d’être coupée, et qui permet de suggérer l’aimée.

Avec James Sacré, on commence à toucher du doigt ce qui est au cœur du travail poétique d’Ariane Dreyfus, une écriture « où se brise tout ce que la langue pourrait avoir d’affirmatif » et qui aboutit à une « musique jamais triomphante », au moyen de « négations tronquées, tournures interrogatives orales (« quoi donc ça veut dire ? »), subjonctifs ignorés (« juste avant qu’on allait dormir »), usage presque exclusif du « que » pour les subordinations comme dans : « Au souvenir de la jeunesse que tu dormais dans mes bras ».

J’ajouterai que ce qui motive Ariane Dreyfus, c’est de partir d’une inspiration souvent prise à même le quotidien, voire le trivial, et ensuite de tordre la langue, deux objectifs qui permettent de rester proche du réel tout en échappant au réalisme.

En fait, cet art d’écrire est paradoxalement très humble et très ambitieux. Il s’agit tout simplement, comme dans l’escargot de Ponge, non seulement d’apprendre à vivre avec soi, mais aussi de faire en sorte que l’œuvre (la coquille) naisse de l’être même (la sécrétion).

Le texte qui m’a le plus conquise est celui qui occupe une cinquantaine de pages dans le corps du livre avant d’autres études et notamment les deux finales, sur Éric Sautou et Stéphane Bouquet. Il s’intitule « La poésie quand nous la faisons ». C’est là qu’opère le mieux le charme d’un discours qui trouve sa cohérence et sa logique non grâce à une construction a priori mais dans l’auto-engendrement.

Ainsi Ariane Dreyfus passe-t-elle sans à-coups, le plus naturellement du monde, du cinéma qui est pour elle une référence constante à la musique de Bach, d’un de ses propres livres à un poète contemporain ou à ses auteurs de prédilection plus anciens, Maeterlinck, Michaux, Claudel… avec la liberté amusée et sans vergogne de quelqu’un qui s’abandonne à l’inexplicable joie d’écrire et qui aime avec force ce qu’elle aime.

Elle y raconte longuement, sans que cette longueur, cette insistance soit perçue par le lecteur comme de la présomption, la gestation d’un de ses propres textes, dont le début était d’abord : « Iris, il n’est question que d’un jaune » et devient ensuite, dans le corps du poème : « Iris, malgré le mur Debout C’est votre bleu »

La question n’est pas exactement de savoir si elle a eu raison de préférer une formulation à une autre, mais de comprendre pourquoi elle opère ce changement. Peu de poètes savent se livrer avec autant de discernement et de simplicité.

À lire ce livre, on est confirmé dans l’idée que s’il existe un lieu où la langue est le plus aimée, mise dans tous ses états, c’est bien la poésie. Les non-lecteurs de celle-ci devraient s’en aviser.

Un art d’écrire, de vivre, d’aimer, parmi d’autres, bien sûr, mais celui-là vaut un détour et un arrêt.

Marie Etienne

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