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Article publié dans le n°1041 (01 juil. 2011) de Quinzaines

 Le séminaire de philosophie et mathématiques de la rue d’Ulm a été créé au début des années soixante-dix dans le prolongement de l’enseignement d’Althusser sur la « philosophie spontanée des savants ». Il est piquant de voir qu’à la fin de la décennie y fut invité l’autre grand maître à penser des jeunes philosophes, Beaufret.
Jean Beaufret
Le fondement philosophique des mathématiques
(Seuil)
 Le séminaire de philosophie et mathématiques de la rue d’Ulm a été créé au début des années soixante-dix dans le prolongement de l’enseignement d’Althusser sur la « philosophie spontanée des savants ». Il est piquant de voir qu’à la fin de la décennie y fut invité l’autre grand maître à penser des jeunes philosophes, Beaufret.

Ce séminaire répondait sans doute davantage à une demande des mathématiciens que des philosophes, ces derniers ayant une fâcheuse propension à se croire autosuffisants, quand ils ne faisaient pas des mathématiques un usage douteux, entre procédé rhétorique et argument d’autorité. C’était déjà le cas de Badiou, dont les oreilles durent siffler assez souvent en ces lieux, et ce le serait quelques années plus tard lors d’une sorte de mode gödelienne qui justifierait un cinglant pamphlet de Bouveresse.

Quand elle a lieu, la rencontre entre mathématiciens et philosophes se fait plutôt sur le terrain de la logique, cette discipline faisant en quelque sorte office de jonction entre les deux autres avec, du reste, tout ce que l’on peut imaginer d’ambiguïtés destinées à masquer les tentatives de prise de pouvoir. D’une certaine manière, en effet, la question du fondement des mathématiques, telle qu’elle se posait au début du XXe siècle, peut être entendue comme celle des relations entre les mathématiques et la philosophie.

En simplifiant considérablement les choses, on peut ramener cette question à sa formulation logiciste : est-il possible de réduire les mathématiques à la logique ? « Réduire » signifiant ici que les axiomes fondamentaux d’une théorie mathématique comme l’arithmétique élémentaire pourraient être déduits de lois logiques. Le sel de la question vient du fait que ces lois logiques ne sont elles-mêmes que le développement de relations simples de la forme « ceci est cela », dans lesquelles le sujet « ceci » renvoie à un individu désigné par un substantif (« Socrate ») et l’attribut « cela » à une propriété que la proposition affirme de cet individu (« sage », « un homme »). Entre les deux, reliant ce sujet à cet attribut, se cache en toute discrétion ce verbe être qui est l’affaire de la philosophie depuis sa naissance grecque. La formulation « x appartient à l’ensemble E » n’est qu’une reprise, sous un habit mathématique, de la proposition commentée par Aristote « Socrate est un homme » : l’individu considéré (Socrate) appartient à l’ensemble des êtres humains. Les logiciens de la fin du XIXe siècle sont parvenus à définir sur cette base un certain nombre de lois fondamentales, y compris celles de l’arithmétique. Mais pourrait-on les définir ainsi toutes ? Ainsi se posait le problème dit du fondement des mathématiques, problème qui fut résolu en 1931 par le théorème de Gödel, lequel démontrait que l’arithmétique était irréductible à des lois logiques. Pour le dire platement : il y a, même dans une théorie aussi simple que l’arithmétique élémentaire, bien plus que ce que l’on peut déduire des lois fondamentales de la pensée. Ou, pour le dire autrement, les mathématiques contiennent un savoir qui leur est propre et elles sont totalement indépendantes de la philosophie.

Cela n’interdit certes pas aux logiciens de continuer leur travail, même s’il ne consiste plus (depuis assez longtemps tout de même) à tenter de « fonder les mathématiques ». En revanche, ce constat amène mathématiciens et philosophes à se demander s’il leur reste encore grand-chose à se dire ès qualités. Les participants au séminaire de la rue d’Ulm ont dû souvent repartir avec le sentiment de s’être tourné le dos malgré la volonté partagée de s’écouter. Des deux côtés, on a dû avoir l’impression que l’approche de l’autre restait à la lisière des choses sérieuses, pour ne pas dire à une vision simpliste de sa spécialité. Il n’est pas sûr que, toute courtoisie mise à part, les mathématiciens aient pu percevoir que Beaufret leur parlait, tant son discours venait de loin.

Or, le fait est assez significatif pour devoir être relevé, le philosophe Beaufret partait de la même question qui avait été initialement posée par des philosophes inspirés par Althusser, question que l’on peut donc tenir pour la question philosophique par excellence en la matière : qu’est-ce qui distingue les mathématiques, telles que les inventent les Grecs, des procédures de calcul et de mesure que connaissent tous les peuples un tant soit peu civilisés ?

Il va de soi, en effet, que toute société qui s’organise a besoin de compter, que l’on ne peut procéder à des échanges sans savoir mesurer des quantités de toutes sortes afin de les rendre comparables, qu’il n’y a ni pouvoir politique ni économie sans la maîtrise des opérations de l’arithmétique élémentaire. Mais – et voici ce dont il convient de prendre la mesure – ce ne sont pas là des mathématiques. Celles-ci ne commencent même pas avec des procédés de calcul mental, ni, de façon générale, avec ce qu’enseignait l’école primaire des IIIe et IVe Républiques. On entre dans ce qu’Althusser appelait le « continent mathématique » lorsqu’on ne se contente plus d’appliquer des procédés et que l’on s’intéresse à des propriétés générales des objets mathématiques. Certaines sont simplement curieuses, comme la proportionnalité des triangles semblables grâce à laquelle Thalès peut dire la hauteur exacte de la pyramide de Chéops. D’autres sont paradoxales comme l’existence de ces nombres irrationnels vers quoi ouvre le théorème de Pythagore.

Il y a donc un saut entre l’usage maîtrisé des nombres et les mathématiques, de même qu’il ne suffit pas qu’il y ait pensée, si profonde soit-elle, pour qu’il y ait philosophie, du moins au sens précis que ce mot a pris depuis Platon. Or, outre que mathématiques et philosophie sont grecques toutes deux, leurs naissances sont contemporaines et même liées. On peut évoquer à ce titre Thalès, Pythagore – à qui est attribuée l’invention du mot « philosophie » – ou Platon qui met en scène la naissance de l’esprit mathématique, en montrant la différence entre l’étonnement de Théodore devant la curiosité que sont les nombres irrationnels et la généralisation que Théétète donne de leur concept. L’existence de ce lien est manifeste dès lors qu’on y est allé voir. Reste à en comprendre la signification. C’est ce que Beaufret appelle ici « le fondement philosophique des mathématiques ».

Le problème qu’il pose est donc dénué de toute relation avec celui, nommé identiquement, que l’on posait au début du XXe siècle, lorsque l’on pensait pouvoir réduire les mathématiques à la logique. Le fondement dont parle ici Beaufret n’est pas non plus lié au projet métaphysique d’assurer à la science de solides fondations qui en garantissent la vérité, comme lorsque Descartes disait qu’un « athée ne peut pas être géomètre ». Plus que d’un problème, il s’agit d’une question, assez simple à formuler, ce qui ne signifie pas qu’elle serait facile à penser : en quoi a consisté ce « saut » à la suite duquel les uns se sont lancés dans la philosophie et d’autres, qui pouvaient être les mêmes, dans les mathématiques ? On n’aura pas beaucoup avancé en disant qu’un tel saut relève du tour d’esprit, puisqu’il restera à dire en quoi consiste celui-ci, à le décrire, à en donner du moins une idée. C’est à quoi s’efforce Beaufret, dans une perspective dont on ne saurait s’étonner qu’elle soit ouverte par la méditation heideggerienne sur le sens de la notion de vérité comme dévoilement chez les Grecs puis comme certitude à partir de Descartes.

On peut, bien sûr, chercher une autre manière de répondre à la même question. Celle de Platon serait peut-être plus intéressante pour des mathématiciens. Mais enfin le débat entre platoniciens et aristotéliciens n’est pas près de se clore et Heidegger est du côté d’Aristote. Ce n’est pas un crime. Et Beaufret n’a pas fini de fasciner ses lecteurs.

Marc Lebiez

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